Retour à la liste
05/04/2024
Danièle Faugeras
Blog PO&PSY

Itinérance poétique : entretien avec Urs Jaeggi, par Alain Jadot

Berlin 2014, un mardi, fin avril.

Après une lecture sèche, étanchement d’une petite soif dans les salons XIXème du Literaturhaus. Cadre splendide, prix idoines, souvenir inoxydable.

Un client, de noir vêtu, passe, tend l’oreille, jette un œil et, en revenant du bar, dit :

— Vous parlez français, puis-je vous offrir un verre quand vous aurez fini ?

C’est Urs Jaeggi et le début d’une extraordinaire itinérance poétique, de 2014 à 2018.

Son visage me dit quelque chose mais d’où le connais-je ? Art ? Littérature ? Politique ? En l’instant, je pense que ce vénérable octogénaire m’a confondu avec quelque sosie. Cela m’intrigue.

— Volontiers, réponds-je.

Il s’éloigne. Mon interlocuteur se congédie. L’homme voit cela et revient, prend une chaise voisine et s’assoit. Il hèle le serveur qui rapplique illico, prend la commande et nous sert promptement.

Nous trinquons. Sympathie, placotage, bonne humeur, avalanche d’infos qui bouchonnent. Aussi décide-t-on de se revoir. En échangeant nos adresses, je m’aperçois qu’on est quasiment voisins. À 200m l’un de l’autre.

— Passez à la maison quand vous aurez le temps, me dit Urs (quel drôle de prénom !)

Et nous rentrons, lui en taxi, moi à vélo.

Il ne faut pas perdre de temps après une telle rencontre. Trois jours après je sonne chez lui à l’improviste.

Il est là, ouvre, me voit, me reconnaît, dit :

Komm ! Entre !

(Oups, il me tutoie en bilingue) et ajoute :

— C’est l’heure de l’apéro mais je n’ai que du whisky à t’offrir, tu en prends ?

— J’en prends. Avec de l’eau. (Lui aussi. )

Tandis qu’il s’affaire à l’office je « lis » cet appartement typiquement berlinois, parqueté, haut de plafond, stucs, doubles fenêtres. Les murs sont couverts de lithos, photos, tableaux, sculptures… du maître, sans doute.

Il marche lentement, du pas trapu des montagnards. Un flacon de malt ambré, deux verres et un ramequin de noix diverses. Dosage du breuvage écossais, ajout d’eau.

Il demande :

— Et toi, que fais-tu dans la vie ?

— Je suis passeur de mots, français-allemand, allemand-français, limité aux trois domaines : poésie, humour et théâtre. Pas de prose. Trop de mots, trop d’heures passées assis devant l’écran.

Du bist Übersetzer, also ? (Tu es traducteur en fait ?)

Nein, eher «Hypersetzer»  (Non, plutôt « trucd’acteur»).

Ce qu’il y a de bien avec Urs Jaeggi, c’est qu’on peut passer d’une langue à l’autre et jouer avec les mots pareillement. Un plaisir exquis en bilingue stéréo.

Du coup Urs se lève, va dans sa salle d’écriture (l’atelier d’arts plastiques est ailleurs). Il en rapporte une pile de livres brochés ou de poche, catalogues, revues, me montre brièvement ses publications (romans, essais…), parle d’expos politiques, sociologiques, au Mexique, en Europe, et m’offre son principal (à l’époque) livre de poésie, dont le titre me parle d’emblée : FOLLIESOPHIE, avec deux «L» pour mieux voler au-dessus de la philosophie.

Et c’est le début d’une amitié qui aboutira à la parution foliesophique, 700 pages plus loin.

Malgré tout, lorsque po&psy me demande d’écrire une notice sur lui, je constate que je ne sais rien d’autre que ce qu’en dit wikipedia... Mais je veux savoir le pourquoi des choses. D’où cette « radioscopie » personnelle faite en français à Paris, en juin 2018.

 

* * *

 

AJ : Urs Jaeggi, je vouvoie tous mes invités dans un cadre officiel.

UJ : Fais comme tu veux.

 

AJ : Monsieur Jaeggi, premières questions : où êtes-vous né et pourquoi ?

UJ : Je suis né à Soleure (Solothurn), en Suisse. J’étais le fils cadet. Mes parents voulaient un compagnon de jeux, fille ou garçon, pour l’aîné.

AJ : Quelle langue parlait-on chez vous à table ?

UJ : Le schwitzerdeutsch, un dialecte suisse allemand. Quand on parlait...

 

AJ : Et quand le français est-il venu?

UJ : À l’école secondaire. Le premier contact, pendant deux ans, n’a pas été très bon.

 

AJ : Pourquoi ?

UJ : Parce que j’étais gaucher. Tout petit déjà la maîtresse me chicanait, alors j’ai perdu l’intérêt. Je ne comprenais pas ma faute. C’est entre 6 et 9 ans, au prix de beaucoup de difficultés, que je suis devenu un élève « normal ».

 

AJ : Vous parlez couramment français, l’écrivez-vous aussi ?

UJ : Non, pour les textes littéraires je manque de pratique. Je lis et je parle français mais je ne peux pas traduire mes textes, par exemple. Mais pour ça, j’ai quelqu’un de très bien. (Sourire).

 

AJ : Y a-t-il dans l’Histoire un modèle, un personnage auquel vous vouliez ressembler ?

UJ : Heu, non, pas vraiment de modèles, à part les philosophes : Socrate, Marx, Wittgenstein, Sartre, Jaspers et d’autres, quand j’étais adolescent. En réalité mon père a été mon plus grand modèle.

 

AJ : En quoi ?

UJ : Par son charisme… (pause) son attitude envers les gens. Sa porte était ouverte, il était toujours prêt à aider autrui. Mon père était quelqu’un de très politisé, c’était un socialiste social (sic). Il était fonctionnaire d’État. Avocat. Et président de la coopérative de Soleure. Les dernières années de sa vie, il a été président de l’association suisse des employés. D’où ses multiples contacts dans tous les milieux. Il est mort très jeune, à 50 ans, des suites d’une erreur médicale. Il avait un problème : sa jambe droite était raide. À Berne, un chirurgien lui a proposé de l’opérer pour qu’il marche plus facilement. L’opération s’est bien passée mais, suite à cela, il a perdu peu à peu l’usage de ses reins. Il en est mort. Cela m’a beaucoup affecté. J’avais 12 ans. Un choc.

AJ : Et les rapports avec votre mère ? ( Urs se raidit)

UJ : Eh bien... ma mère était la fille d’un paysan protestant. On lui avait dit de ne pas épouser un paysan. Elle a voulu émigrer en Amérique avec un groupe de parents qui quittaient la région. Arrivée à Copenhague, elle a appris la mort subite de son père et elle a dû rentrer au pays. Un an plus tard, elle quittait de nouveau la maison, pour faire son apprentissage dans l’hôtellerie (un hôtel-restaurant sans alcool, créé par les socialistes). Ensuite elle a travaillé dans la chaîne des maisons du peuple, Volkshäuser. Et c’est là, à Soleure, qu’elle a rencontré mon père. Ma mère était d’une nature joyeuse, elle chantait en faisant le ménage, je chantais avec elle. Elle était très soigneuse, moi pas du tout. Le problème, c’était sa Béchamel. Il y en avait à tous les repas et je détestais ça. Ça me faisait vomir. Je mâchais lentement sans déglutir. Elle le savait mais ne lâchait rien, ne jetait rien. Et la Béchamel froide est encore pire que la chaude ! Elle disait « mange, c’est bon ! ». Ça s’est arrêté du jour où mon père n’a plus pu manger de sauces trop riches, à cause de son problème de reins. Là, ma mère a enfin exclu la Béchamel de ses menus. Mon rapport avec elle était conflictuel car, même si elle le niait, elle préférait mon frère aîné, qui était plus calme, plus studieux.

 

AJ : Un père catholique, une mère protestante... Et pour vous, maintenant, la religion, c’est quoi ?

UJ : Mon père était un athée convaincu, ses frères et soeurs, eux, étaient très catholiques. Pour ne pas trop choquer sa famille, il avait décidé que mon frère et moi nous irions à la messe le dimanche et aux cours de cathéchisme à l’école. J’y allais parce que c’était comme ça, obligatoire, comme l’école. Mais je n’étais pas fervent. À confesse, quelque chose me dérangeait. Le curé voulait que j’avoue des péchés que je n’avais pas commis – par naïveté, sans doute. Comme je n’avais rien à lui avouer, il croyait que je mentais par omission. Alors pour lui faire plaisir j’inventais de plus en plus de péchés, j’étais obligé. Pour qu’il me punisse en pater et ave et que l’ordre soit respecté. Il était content de pouvoir exercer son métier ! Mais un samedi, avant la pénitence, j’ai vomi sur l’autel aux pieds de Marie, juste sous le tableau qui la représentait.

AJ : C’est fou ça !

UJ : Oui, c’était très bizarre comme situation et je ne pouvais parler de mon malaise à personne, on ne m’aurait pas cru, on aurait dit que je mentais. Le curé était un homme public, respecté.

 

AJ : Vous êtes toujours croyant ?

UJ : Non, pas comme catholique. Ça s’est terminé sec à 9 ans. Depuis, je suis définitivement athée.

 

AJ : Par quoi avez-vous remplacé la dimension spirituelle ?

UJ : Par la musique, à 12 ans, en découvrant les rythmes modernes – jazz, blues, boogie-woogie – par les disques qu’un ami me prêtait. Et puis, après-guerre, on écoutait Charlie Parker, Louis Armstrong, Lester Young, Duke Ellington, Count Basie, la musique noire d’avant-garde qu’on jouait à Paris, à Saint-Germain-des-Prés. J’écoutais AFN-radio, une station américaine qu’on captait en Suisse et qui diffusait beaucoup de jazz.

 

AJ : Et la musique classique ?

UJ : Le classique ? Non. À part Bach. Et, parmi les contemporains : John Cage… « Silence 4’33 »... et d’autres morceaux. Un bouleversement.

 

AJ : Jouez-vous d’un instrument ?

UJ : Mon père nous avait conseillé d’en apprendre un. Mon frère jouait du violon, moi du violoncelle. J’étais très petit à l’époque, guère plus grand que l’instrument ! J’avais des difficultés à lire le solfège mais j’aimais beaucoup improviser. J’utilisais l’archet comme moyen de percussion, et surtout les mains. Ma mère, complètement fermée à la musique, surveillait juste la durée de l’exercice, pas le contenu. Elle s’étonnait bien un peu de ce que je produisais mais elle ne disait rien, par incompétence.

 

AJ : Le dessin est venu quand ?

UJ : Très tôt. On habitait près du Jura. Je dessinais les montagnes et, en ville, la cathédrale. Je dessinais beaucoup. Aussi au bord d’un petit fleuve. Tout seul.

 

AJ : Et après ?

UJ : Un jour – j’avais 6 ans –, mon père a reçu la visite d’une artiste locale, très connue chez nous. Il lui a montré mes dessins. Du coup, elle m’a invité à venir gratuitement dans son atelier, tous les samedis, avec un groupe d’amateurs, pour m’initier à l’aquarelle. Ce fut un choc pour elle de constater que je peignais avec la main gauche, la « mauvaise main ». À 10 ans, j’ai peint à l’huile… de la main droite et de la gauche – ambidextre. À l’époque, je voulais devenir artiste-peintre ou architecte. Mais après la mort de mon père, j’ai voulu faire de la politique, comme lui, et là, les amis de mon père m’ont dit que pour faire de la politique, il fallait étudier l’économie, les finances, la psychologie, pour mieux comprendre les intérêts en jeu. Et comme mon frère faisait déjà des études secondaires, ils ont proposé un apprentissage dans une banque. On m’a accepté, alors j’ai fait l’apprentissage puis l’école de commerce pendant trois ans.

 

AJ : « Urs » est peu commun comme prénom, d’où vient-il ?

UJ : Un choix de mon père. Lui, un pacifiste charismatique, avait été choqué en voyant une plaque apposée sur la cathédrale, qui disait que deux officiers romains – Urs et Viktor – avaient été décapités parce que chrétiens. Une sorte d’hommage posthume et aussi un cadeau indirect à ses frère et sœur, tous deux catholiques.

 

AJ : Vous avez fait l’armée, le service militaire ?

UJ : Oui, à 19 ans. C’est obligatoire en Suisse, encore maintenant. Il dure 17 semaines en caserne. Je voulais être objecteur de conscience mais c’était passible de prison. Alors je faisais de la résistance passive. Lors des manœuvres, je me cachais pour échapper aux corvées et pouvoir lire ou écrire – je me préparais pour le baccalauréat en candidat libre.

 

AJ : Vos racines à Soleure ont-elles laissé des traces ?

UJ : Bien sûr. L’enfance marque toujours. Le biotope. Il faut savoir que Soleure fut un fort romain et, plus tard, une ville entourée d’un grand bastion. C’est Napoléon qui, finalement, a créé la Suisse. Avant, ce n’était que des cantons morcelés avec des forteresses. Napoléon a obligé le pays à créer un parlement, à voter des lois, à organiser les cantons. Soleure est trop étroite comme bourgade. On cherche à fuir.

 

AJ : Alors, l’exil ?

UJ : En 1962, à 31 ans, j’ai écrit HEICHO (OPÉÎ), un livre qui s’en fait l’écho. Cela m’amusait d’écrire un texte sur ce thème du retour au pays en patois local. Il a été bien reçu. Plus tard le roman SOULTHORN (anagramme de Solothurn, qui signifie : « une épine dans l’âme «) décrit le retour d’un Suisse avec une amie à qui il montre sa ville natale. Là, la réception du livre fut plus... conflictuelle, disons.

 

AJ : D’où est née votre attirance pour le français ?

UJ : Vers 12 ans, j’ai trouvé par hasard dans la bibliothèque de mon père un livre sur la Kollektivschuld (« culpabilité collective». NdT) des allemands pendant la guerre. On en parlait sans fin avec un ami. Ça nous a ouverts à Heidegger et, encore plus important pour moi, à Jean-Paul Sartre et à l’existentialisme via des revues comme Les Temps Modernes, Esprit... À Neuchâtel et ensuite à Genève, pendant mon apprentissage en banque, je lisais Camus et Sartre. En même temps j’allais suivre des cours une fois par semaine à la fac. Je n’avais qu’une envie : aller à Paris...

 

AJ : Et vous l’avez fait ?

UJ : Oui, à 15 ans, avec l’argent que j’avais mis de côté pendant mon apprentissage à la banque. Saint-Germain-des-Prés, les musées, la Seine, les galeries... Bien sûr vêtu de noir, la couleur que j’ai gardée. J’étais émerveillé et j’y retournais presque tous les ans.

 

AJ : Et l’apprentissage en banque...

UJ : ...a duré 3 ans. Après, j’ai travaillé 2 ans à la coopérative de consommation de Genève. Jai recommencé le dessin, la poésie, et je me suis préparé au bac suisse en candidat libre, à Berne.

 

AJ : Vous étiez bon élève ?

UJ : En physique-chimie, non. En français, anglais, histoire, j’avais de bonnes notes. Pour le reste, une moyenne suffisante.

 

AJ : Si je vous dis : « théâtre »...

UJ : Le théâtre ? J’ai commencé à m’y intéresser à 15 ans. À 18, je connaissais déjà bien le milieu et, comme membre du parti social-démocrate, on m’a nommé responsable du comité théâtre et musées. Là, j’écrivais des articles sur ces deux sujets dans un journal socialiste. Après le bac, j’ai étudié pendant un semestre l’histoire de l’art et la littérature allemande. C’était un peu « mou ». Et puis, j’apprends avec surprise que la fac de Berne avait innové en créant la première chaire de sociologie en Suisse. Les cours complémentaires étaient le droit et l’économie. C’était vraiment bien pour moi. J’y ai fait mon doctorat et je suis devenu l’assistant du dr. Richard F. Behrendt, un juif berlinois qui, avant la guerre, avait émigré au Pérou. Il s’occupait surtout des pays sous-développés et moi des problèmes suisses. Ma seconde thèse, sur le devenir possible des villages alpins suisses dans la contemporanéité, comportait – c’est important – une enquête pour le parlement suisse et les régions alpines. Cela m’a pris 3 ans. Je n’en ai pas oublié pour autant le théâtre et la littérature puisque, en relation directe avec mon thème de recherche, j’ai écrit une pièce sur les migrations de printemps et d’automne des Italiens venant travailler en Suisse dans le bâtiment et la gastronomie. À l’époque Kurt Hirschfeld le directeur de théâtre le plus respecté en Europe (il avait monté des pièces de Max Frisch et de Friedrich Dürrenmatt), avait accepté ma pièce. L’unique condition était un engagement de 5 ans au théâtre. Pour moi, aucun problème. Mais, fatal destin, dans la même semaine, Kurt Hirschfeld est décédé d’une crise cardiaque.

 

AJ : Et donc...

UJ : Simultanément le dr. Behrendt avait été invité à occuper une chaire à Münster, liée au poste de directeur du plus grand institut sociologique d’Allemagne, à Dortmund. Berendt, voulant terminer le semestre en Suisse, m’a demandé de diriger à sa place un grand projet gouvernemental pour constater les effets de l’automatisation dans les bureaux (taylorisme). Sans hésiter je me suis installé à Dortmund. Le personnel de ma section était coopératif, mais quand Berendt est venu à Dortmund pour se présenter aux chercheurs, nous n’étions que deux à travailler, les autres collègues ayant reçu l’ordre de leurs supérieurs de boycotter la rencontre en restant chez eux. La raison : un prof juif n’était pas acceptable à ce poste ! Sur ce, Behrendt est rentré à Berne. Quant à moi, j’ai fini ma recherche avec un collègue avant de rentrer.

À Berne, un an plus tard, nouveau changement : Behrendt accepte une chaire de prof à l’université libre de Berlin, dans un institut de recherche des pays d’Amérique latine. Hélas pour lui, quand surviendra le mouvement étudiant de 68, le prof traditionnel qu’il était ne pourra pas changer d’attitude...

À Berne, en 1963, on me confia la direction de l’Institut de sociologie. Devenir prof n’était pas dans mes intentions mais le provisoire me plaîsait. J’avais un bon contact avec mes étudiants, on discutait de tout, on préparait ensemble les lectures, les séminaires, le journal de l’Institut... On a même créé notre propre club de foot. Sur la suggestion d’un étudiant, on a enquêté sur quel journal couvrait le mieux la guerre au Vietnam. Le Neue Züricher Zeitung (quotidien suisse) était le moins objectif. Le Monde et le Frankfurter Allgemeine Zeitung ne publiaient qu’un article par mois sur le Vietnam ; le plus objectif était le New York Times. Cela a fait scandale à l’Université. On s’est mis en grève. Les professeurs qui devaient entériner mon poste de directeur de l’Institut ont refusé de le faire. Après de longs débats on m’a proposé un poste de directeur d’Institut et d’enseignant. J’ai refusé. J’ai préféré enseigner à la nouvelle université de Bochum. Et là, comme partout ailleurs, ont commencé les mouvements de 68.

 

AJ : Justement... quid de 68 ? Vous, le rebelle, comment ça s’est passé avec vos étudiants ?

UJ : Avant 68, les étudiants n’étaient pas pris au sérieux. J’aspirais à plus de démocratie dans mes cours. Tendre vers une parité, avec plus de femmes dans les projets, D’ailleurs j’ai partagé ma chaire avec une femme (ça me laissait plus de temps pour peindre ou sculpter le bois !) Les étudiants revendiquaient le droit d’élaborer les plans d’études – pour moi une doléance normale. Les étudiants et assistants venus de Dortmund, qui connaissaient le « cas Behrendt » se sont solidarisés aux autres étudiants, ont occupé les bureaux des profs pour prospecter documents et publications. Les conflits avec d’autres professeurs se multipliaient et le recteur m’a prié d’intervenir en médiateur auprès des différents groupes. L’atmosphère s’est calmée, même si les étudiants francfortois venus pour influer sur le milieu prolétaire attiraient pas mal de monde dans les rues, tout comme les protestations contre la guerre au Vietnam.

En 1970 on m’invita à la New School for Social Research de l’université de New York, une fondation juive pour des professeurs émigrés (le gouvernement allemand avait créé et financé, après la guerre, une chaire de sciences sociales avec une rotation annuelle).

Entre-temps, Dortmund avait construit une Université dont la section Sociologie était aussi responsable de l’institut de recherche, qui existait déjà mais était dirigé par Münster. On m’a placé en tête de liste pour enseigner et pour diriger l’Institut. J’ai opté pour Berlin, l’Université libre. Les étudiants marxistes dogmatiques ont voté contre moi, mais ça s’est calmé rapidement. Les étudiants s’intéressaient de plus en plus à la relation entre théorie et problèmes pratiques, et ils ont apprécié que je fasse le programme du semestre avec eux.

 

AJ : Donc, vous avez été été prof... d’abord 3 ans à Bochum (Allemagne), un an à New York et 15 ans à Berlin. On dit que vous avez été directeur de thèse de Rudi Dutschke (dit Rudi-le-Rouge en Allemagne, une figure mythique de la rébellion estudiantine en 1968 à Berlin, à l’instar de Cohn-Bendit en France).

UJ : C’est exact. On s’est connus lors d’une tournée de conférences dans nos domaines respectifs – 3 semaines en Norvège, Suède et Finlande –, où des liens sont nés malgré nos différences. Pendant deux ans, j’ai été son directeur de thèse, avec succès.

AJ : Autre fait : 1989 à Berlin. Vos rapports avec la RDA ?

UJ : J’avais juste de bonnes relations avec Heiner Müller et Christa Wolf, mais pas vraiment avec la RDA. J’étais membre du PEN-Club Ouest (il y en avait un aussi à l’Est), que les autorités jugeaient progressiste de gauche mais non marxiste et pas assez dogmatique. Lors d’une réunion du PEN-Club à New York, notre délégation avait mentionné que les membres du PEN Club côté Ouest ne pouvaient pas se rendre en RDA. J’ai alerté la presse qui a relaté le fait. Le jour d’après, nous étions autorisés !

 

A J : Vous vivez actuellement six mois à Berlin, en été, et six mois à Mexico-City. Y a-t-il des différences au niveau des arts que vous pratiquez ?

UJ : C’est vrai, après l’Université, j’ai travaillé 3 ans dans une friche industrielle transformée en ateliers d’artistes (fer, bois, pierre). Là, j’ai beaucoup appris, et j’ai même pu exposer mes travaux dans des musées.

Pour répondre à ta question… oui, c’est l’amour qui m’a amené à vivre dans deux pays !

Mon travail comme artiste est bien accepté par les gens et par les critiques au Mexique. C’est un pays latin. L’art et la poésie y sont proches, voire liés, alors qu’en Allemagne, ces disciplines sont distinctes et compartimentées. Ça commence à bouger un peu, mais les gens préfèrent te mettre des étiquettes. On n’aime pas trop qu’un prof soit sociologue, écrivain, artiste et poète.

 

 AJ : Et le sport ?

UJ : J’ai fait du foot très jeune. Comme j’étais petit et gaucher, j’étais bien vu dans l’équipe de l’école (le pied des gauchers est dangereux pour l’adversaire). Ma mère n’a jamais voulu que je fasse partie d’un club, elle trouvait ça trop prolétaire. J’ai joué dans l’équipe Dynamo Brückfeld, fondée par des étudiants et des assistants de l’Institut à Berne. Le sport, oui, c’est du passé... Je n’aime pas le  fitness ni le vélo d’appartement. Je danse tous les jours chez moi, 20 minutes à une demie heure, sur du jazz. Des  figures libres.

 

AJ : C’est important. Et vous vivez sainement sans doute ?

UJ : Hum... Disons plus sainement qu’avant. J’ai beaucoup fumé. Jai arrêté un jour, il y a 7 ans. Pas une cigarette depuis... J’’aime encore bien boire et manger.

 

AJ : Merci, Urs, pour ces confidences. Il faut conclure hélas. Manque de place. Je reprends le tutoiement. As-tu un commentaire à faire ?

UJ : Personne ne m’a posé ces questions où je me suis livré autant. De tous les entretiens que j’ai eus, c’est la biographie la plus complète que j’aie jamais faite publiquement. Où est-ce que ça va être publié ?

 

AJ : Chez po&psy, dans FOLIESOPHIE... à paraître.

UJ : Merci vielmals.

 

Commentaires (0)

Vous devez vous connecter pour poster un message !