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29/03/2024
Danièle Faugeras
Blog PO&PSY

Poésie tamoule de l'époque Sangam

La langue tamoule

Le tamoul, langue agglutinante appartenant à la famille dravidienne, est une des langues les plus anciennes au monde. Le fait qu'elle soit encore vivante émerveille les linguistes. Elle s'écrit dans un script alphasyllabaire (combinaison de 12 voyelles et 18 consonnes) dérivé du grantha, lui-même dérivé de la brahimi. C'est une des langues officielles de l'Inde, de Singapore et du Sri Lanka. Outre que dans ces aires, elle est parlée par la diaspora tamoule installée en Malaisie, à l'Ile Maurice, en Afrique du Sud et aux Antilles. Elle s'est également répandue en Europe, en Amérique du Nord et en Australie avec les migrations postcoloniales. Au total, le tamoul serait parlé par près de 77 millions de personnes dans le monde.

 

La littérature tamoule classique

Les historiens s'accordent à situer entre les années 200 av. JC et 300, voire 600, de notre ère, l'émergence de la littérature tamoule (liée à l'apparition de la grammaire, Thol Kaappiam). Vers le 1er siècle av. JC, les créations littéraires tamoules ont été compilées sous forme de 10 longs chants et 8 anthologies. Ce corpus de18 ouvrages contient quelque 2381 poèmes écrits par environ 473 poètes (hommes et femmes exerçant divers métiers et appartenant à différences couches sociales). Quelque 102 poètes parmi eux sont anonymes. Plusieurs sont identifiés uniquement par une image verbale frappante qu'ils ont façonnée. On sait aussi que certains poèmes ont été chantés avec accompagnement au yazh.

 

Sangam

Le mot Sangam se réfère à une institution (académie). D'après Iraiyanaar Agaporul, un ouvrage datant du 8e siècle, trois académies tamoules auraient existé dans les temps anciens pour éprouver et reconnaître la valeur des poètes. Les rois Pandya de la ville Madurai auraient été les mécènes de ces sociétés savantes. Toujours est-il que le mot Sangam lui-même n'est utilisé nulle part dans ce corpus. Il renvoie au mot sanskrit Sangha signifiant "jonction", "union", "confluence", "association". Ce terme a été repris par les Bouddhistes et les Jaïns pour désigner une assemblée des moines. Par extension il désigne l'époque même qui a vu fleurir les académies de poésie tamoule.

 

La diffusion

Les tamouls conservaient et diffusaient leurs textes en les transcrivant à l'aide d'un stylet en fer sur les feuilles de palmier appelées Suvadis. Au cours du temps, ces Suvadis sont tombés dans l'oubli. Pendant l'époque coloniale, quand l'imprimerie est arrivée en Inde du Sud (1713) grâce aux missionnaires danois de Tharangmabadi, ce sont les traductions de la Bible qui furent publiées en premier. Il fallut attendre le 19e siècle pour qu'un grand érudit tamoul, U.V. Swaminadha Iyer, consacre sa vie à retrouver les anciens manuscrits, à les transcrire sur papier, à les imprimer sous forme de livres et à écrire des commentaires pour les rendre accessibles aux tamouls contemporains. À présent, la Tamil Virtual University située à Tanjore a mis ces textes en ligne.

 

L'esthétique de la poésie Sangam

Les tamouls avaient l'habitude de faire sens du monde à partir du noumène et du phénomène. Les conventions de la poésie Sangam sont basées sur l'écologie. La géographie du territoire, son climat, ses saisons, sa faune et sa flore, ainsi que les activités qui s'y pratiquent sont étroitement liés aux sentiments qu'expriment ses habitants. Cette esthétique écologique n'est pas sans rappeler le système des ragas dans la musique classique indienne, où le sujet créateur est en résonance avec la nature environnante.

 

Le code poétique Sangam

La poésie Sangam fait une distinction nette entre la vie intime (Akam) et la vie en société (Puram).

Chaque poème intime se déploie dans le cadre d'un paysage poétique (thinai). Ces paysages poétiques sont au nombre de cinq, à savoir Kurinji (Montagne), Mullai (forêt), Marutham (pré), Neythal (plage) et Palai (désert), associés respectivement aux situations de rencontre et séparation, attente et retrouvailles, infidélité et querelles, et voyage périlleux du héros. Il existe deux autres topos non liés au paysage, Kaikillai et Perunthinai, qui se réfèrent à l'amour non payé de retour et à l'amour qui s'écarte des sentiers battus. Parfois, on trouve des indications en prose (thurai) pour dire qui parle à qui et à propos de quoi. Ces colophons semblent avoir été ajoutés plus tard par des commentateurs.

Les poèmes traitant de la vie extérieure (Puram) possèdent des cadres différents. Selon le Tol Kappiam, ils sont au nombre de sept : Vetshi (prélude à la guerre), Vaanji (préparatifs de  guerre), Ulingnai (siège), Thumpai (bataille), Vaakai (victoire), Kaanchi (la transcience du monde) et Paataan (louange ou élégie). Les thinais sont eux-mêmes subdivisés en 158 thurais (colophons).

Les noms de certains thinais, que ce soit pour la poésie intime ou pour la poésie de la vie sociale, sont des noms de fleurs, afin de faciliter leur mémorisation. Tout en se servant de ces codes, les poètes évitent le lieu commun.

 

Le dramatis personae des poèmes Sangam

Pour la plupart, ces poèmes sont séculiers. Quelques poèmes en l'honneur de Shiva, Perumaal ou Murugan existent et annoncent les épopées à venir. Dans les sociétés pastorales, il est coutumier de voir la poésie héroïque précéder la poésie lyrique. Dans la poésie tamoule du Sangam, la frontière entre ces deux genres est floue. La subjectivité se révèle à travers un acte illocutoire. Naturellement, on trouve un dramatis personae constitué par l'amante, son amie, sa mère, sa nourrice, l'amant, sa maitresse, le roi, le poète, le ménestrel. Le père est mentionné, mais il ne joue pas un rôle actif, ce qui peut laisser supposer une orientation matriarcale de la société.

 

L'avenir de la poésie Sangam

La valeur de témoignage de ces poèmes est indéniable. Les universitaires tamouls sont en train de décortiquer les dimensions politiques, éthiques, juridiques, sociales, économiques, environnementales et anthropologiques de ce corpus. Cet effort soutenu par le gouvernement de l'état de Tamil Nadu contribue à la renaissance et au rayonnement de la langue et de la culture tamoules.

Les ouvrages de la poésie Sangam ont été traduits en langues indiennes et en d'autres langues du monde. Les traductions en langue anglaise d'A.K. Ramanujan, George L. Hart, Martha Ann Selby, Vaidehi Herbert et celles en français de François Gros et de S.A. Vengada Soupraya Nayagar sont remarquables et guident cette présente tentative de rendre accessible les poèmes tamouls à un public français.

 

Les sources du présent recueil

Les poèmes traduits ici proviennent de cinq ouvrages : Einkurunuuru, Kurunthokai, Puranaanuuru, Pathirtrupatthu et Pari Paatal, faisant partie des huit anthologies dont il est dit qu'elles appartenaient à la "troisième Sangam". Les poèmes des trois autres anthologies, Nattrinai, Kalitthogaiet Aganaanuuru n'ont pas été inclus à cause de leur longueur. La sélection proposée ici s'est donc opérée selon trois critères : la brièveté de composition, la beauté des images poétiques, l'universalité de l'émotion.

C'est un petit pas fait vers le rapprochement des cultures tamoules et françaises puisque comme dit le poète Kaniyan Poongundranaar,

யாதும்ஊரேயாவரும்கேளிர்

"Toutes les villes sont nos villes natales, tous les hommes sont nos parents."

 

 

 

Geetha GANAPATHY-DORE

 

 

Geetha Ganapathy-Doré est maîtresse de Conférences habilitée à diriger des recherches en études postcoloniales en poste à la faculté de Droit, Sciences politiques et sociales de l’Université Paris 13, affiliée au Centre de recherche Espace/Ecritures de l’Equipe d’accueil CREA de l’Université Paris Nanterre.

Elle est la traductrice de l'anthologie : Comme la pluie qui tombe sur la terre rouge. Poésie tamoule de l'époque Sangam, PO&PSY princeps 2016.

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