Jean-Yves Barreyre


par Jean-Yves BARREYRE,
le 21 juil. 2014

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Jean-Yves Barreyre, vous êtes sociologue, ancien éducateur de rue, directeur du Centre d’études, de documentation et d’action sociale (cédias), responsable du Pôle études recherches et observation (pero) de l’Association nationale des centres régionaux d’études, d’action et d’information (ancreai) en faveur des personnes en situation de vulnérabilité, et chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (lise/cnam). En octobre, les éditions érès publient votre nouvel ouvrage Éloge de l’insuffisance, qui s’appuie sur dix ans de recherches, dans le cadre du cédias et du creahi, auprès des populations vulnérables, jeunes « à difficultés multiples », personnes avec handicap vivant en milieu ordinaire, personnes en situation de handicap d’origine psychique, rare ou complexe, personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’autres démences, etc. Pouvez-vous nous dire quel itinéraire vous a conduit des quartiers d’exil de la région parisienne, comme vous les nommez vous-même, à la direction du cédias ?

Jean-Yves Barreyre : Dans notre parcours de vie, il y a des places qu’on nous attribue, des places qu’on occupe et des places qu’on défend. J’ai toujours occupé les deux premiers types en sachant que certains ne connaissent que le troisième type. Je suis issu d’une famille ouvrière pour laquelle avoir son bac était un exploit, voire une bizarrerie. Si la référence à une « culture prolétarienne » m’a toujours paru étrange et bien loin des réalités quotidiennes, la question sociale, aussi bien par les inégalités qu’elle soulève, que par la conscience que les gens portent à leurs conditions sociales et à celles des autres, m’a toujours interrogé. Mon choix d’être éducateur de rue prenait en compte deux considérations : d’une part le besoin de comprendre les dégradations sociétales engendrées par la pauvreté, le malheur et l’aliénation. D’autre part la nécessité d’accéder, par la culture et la formation militante, à d’autres places sociales, non pas pour en faire des nouvelles places fortes, mais parce que les deux démarches, complémentaires, entraient dans une même cohérence qui a quelque chose à voir avec l’idée d’utilité sociale.

Après une courte expérience comme enseignant de sociologie, après ma thèse, j’ai été sollicité pour prendre la direction du creai Île-de-France, magnifique espace au cœur des cités, entre les personnes vulnérables, leurs familles et leurs environnements, des professionnels de la santé et de l’action sociale, et ceux qui décident des politiques visant à répondre à la question sociale, telle qu’ils se la représentent. Or, la sociologie, et les sciences humaines et sociales en général ont pour fonction première de révéler des vérités situées, différentes et simultanées qui ne forment pas une « vérité générale » – ce serait trop beau – mais qui vivent et survivent en fonction, disait-on il y a trente ans, des rapports sociaux de production, ou comme on dit aujourd’hui, de leurs capacités de visibilisation, d’empowerment et d’influence. Le creai était et est encore un espace possible de croisement des points de vue, pour peu qu’on l’aménage en champ d’études accessible à toute forme de communication. C’est pourquoi, depuis vingt ans le programme d’études du creai est centré sur « les populations vulnérables » qui ne trouvent pas de réponses appropriées aux problèmes qu’elles rencontrent. Il faut pour cela considérer que la place que vous occupez ne vous appartient pas et que l’objectif n’est pas de la défendre coûte que coûte. L’arrivée du creai au cédias, hormis le caractère événementiel des conditions qui l’ont précédée, fut une opportunité d’allier la connaissance concrète des situations actuelles de vulnérabilité et le regard historique distancié de l’histoire sociale1.

 

MFDS : En suivant le fil de vos publications2, nous voyons que vous êtes un observateur averti du secteur médico-social, tant des pratiques de terrain que des politiques sociales. Qu’est-ce qui a motivé la rédaction de ce nouvel ouvrage ? En vous intéressant aux plus vulnérables, ceux que Robert Castel, l’un de vos auteurs de référence, nomme les « surnuméraires », avez-vous l’ambition de contribuer à faire évoluer le regard que la société porte sur eux ?

visuel livre JYBJYB : C’est une référence qui me fait honneur, Robert Castel était au jury de ma thèse, parue au moment où il pensait la désaffiliation. Les jeunes loubards de l’époque auxquels je m’intéressais occupaient une place attribuée dans l’équilibre précaire de ce qui faisait société (tout ça était très foucaldien). Il en est de même aujourd’hui pour les jeunes dits « incasables ». Ces populations ne sont pas simplement « agies », elles agissent aussi. Le processus d’« échappement » (aux institutions, à la loi, à l’ordre, au projet) des jeunes « à difficultés multiples » remet en cause l’organisation des politiques éducatives, sanitaires et sociales.

De la même manière, « ceux qui ne parlent pas »3 – les populations qui n’ont pas accès au langage et au-delà à la communication normée – ont longtemps été traités comme des citoyens de seconde zone, comme une non-priorité. Cela allait (et va encore) jusqu’à projeter des résultats capacitaires dans les fonctions mentales d’une personne qui n’a pas accès au langage, avec des outils cliniques construits pour des « gens qui parlent ». Et pourtant, grâce à leurs parents, aux associations militantes, aux progrès des sciences et des techniques de communication, et un peu à la recherche-action, ces personnes font des efforts considérables pour entrer en communication, et « entendent » occuper une place qu’elles ont, au moins en partie, choisie.

C’est d’abord vers ces populations que devrait se tourner le regard de ceux qui veulent répondre à la question sociale.

L’ouvrage Éloge de l’insuffisance a pour sous-titre « les configurations sociales de vulnérabilité ». Et oui, pour répondre à votre question, il poursuit l’interrogation de Castel sur les « surnuméraires », en tenant compte, non seulement de l’état de la situation au moment de l’observation, mais aussi de la manière dont les configurations de vulnérabilité se sont construites au cours du temps.

Les personnes vulnérables nous offrent une merveilleuse leçon de philosophie : le bien-être, nous disent elles, c’est lorsque nous nous sentons utiles au monde, nécessaires dans nos singularités, à nos yeux et aux yeux des autres, mais aussi, que, nous sachant insuffisants par nous-mêmes, pour découvrir l’immensité du monde, nous avons besoin des autres. Ces deux « qualités » sont à la base du lien social. Et c’est de cette insuffisance-là que l’ouvrage fait l’éloge.

 

MFDS : Depuis 2013, les éditions érès publient Vie sociale, la revue du cédias, qui, depuis une centaine d’années mais sous différents titres, traite des problèmes sociaux aussi bien sous l’angle de la réflexion et de la recherche que sur le plan de l’aide à la décision et de l’action sociale de terrain. En tant que directeur du cédias, vous êtes membre du comité de rédaction. Quelle est l’originalité de cette publication qui a une longue histoire ? Quels objectifs poursuit-elle ? À qui vous adressez-vous plus particulièrement ? Quels sont ses projets ?

Visuel vie socialeJYB : La revue Vie Sociale est dirigée par un comité de rédaction, avec un directeur de la publication, Marc de Montalembert, président du cédias, et une rédactrice en chef, Brigitte Bouquet, ancienne titulaire de la chaire « travail social » au cnam et ancienne directrice du cédias. Le comité de rédaction, qui s’agrandit au fil des ans, est composé à la fois de chercheurs et d’experts dans les politiques sociales et médico-sociales et d’historiens du social. Proche des pratiques de terrain, la revue n’est pourtant pas une revue de professionnels. Proche de l’université, elle n’est pas une revue d’universitaires. Sa grande originalité, me semble-t-il, c’est de traiter d’un sujet, d’une question sociale, en croisant les points de vue et sans se limiter à des auteurs qui viendraient conforter un lectorat captif ou qui ne s’adresseraient qu’à une vision disciplinaire de la réalité sociale. Nous avons consacré des numéros thématiques à « ceux qui ne parlent pas », aux « adolescents » etc., mais nous abordons des questions aussi diverses que la politique familiale, la coopération, l’éthique, la culture, et nous revenons régulièrement sur ce qui a construit cette histoire sociale et de l’action sociale. Nous ne traitons pas de l’actualité mais de l’histoire actuelle de la question sociale, telle qu’elle se vit et telle qu’elle se pense. Ce positionnement produit de nombreux débats au sein du comité de rédaction pour ajuster au mieux cette posture et pour mobiliser les connaissances et les compétences qu’elle suppose. Il n’est pas rare qu’un numéro nécessite huit à dix mois de préparation après que le thème a été retenu pas le comité de rédaction.

L’arrivée de la revue chez érès a permis notamment d’accéder au portail de sciences humaines et sociales Cairn à partir duquel la consultation des numéros et l’achat d’articles à l’unité sont possibles. Nous avons déjà mis en ligne nos anciens numéros (de 1964 à 2000) sur le site Gallica de la bnf et ils restent accessibles au public. Nous avons l’intention d’interroger les différents publics de la revue, chercheurs, travailleurs sociaux, institutions, professionnels en formation sur ce qu’ils attendent aujourd’hui, d’une des plus anciennes revues de l’action sociale (Vie sociale a succédé en 1964 Cahiers du Musée social nés au début du siècle dernier). Nous souhaitons aussi nous appuyer sur des correspondants en régions et à l’étranger en même temps que nous réfléchissons à une ligne éditoriale plus reconnaissable et mieux reconnue.


 

  1. La bibliothèque du cédias est pôle associé de la Bibliothèque Nationale de France sur « l’histoire sociale », et notamment la période 1850 – 1943.
  2. Les loubards, une approche anthropologique (L’Harmattan, 1992), Les jeunes et la rue (avec Alain Vulbeau, Desclée de Brower, 1994), L’observation du médico-social (coordonné avec Jean Philippe Marty, Presse de ehesp, 1998) ; Classer les exclus (Dunod, 2000) ; Évaluer les besoins en action sociale (avec Carole Peintre, Dunod, 2004) ; Le nouveau dictionnaire critique d’action sociale (coordonné avec Brigitte Bouquet, Bayard, 2006).
  3. Voir le numéro 3 de la revue Vie sociale nouvelle formule, érès 2014.

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