Charles Gardou


par Charles GARDOU,
le 1 juil. 2003

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Charles, depuis notre première rencontre autour de la parution du livre Handicaps, handicapés : le regard interrogé, en 1991, que de chemin parcouru ! Aussi bien du côté des éditions érès qui ont eu à cœur de développer et de diversifier les domaines ouverts par Georges Hahn, ton premier interlocuteur chez nous, que du tien.
En effet, tes responsabilités universitaires se sont accrues, la collection « Connaissances de l’éducation » que tu diriges chez nous depuis 1995 s’est imposée comme un lieu de réflexion, d’expression et de débat, à tous ceux qui sont en charge d’éducation, notamment auprès de personnes en situation de handicap, et surtout tu as fondé, à l’Université Lumière-Lyon 2, le Collectif de Recherche « situations de Handicap, Education, Sociétés » (CRHES), qui a retenu l’attention de Julia Kristeva, chargée de mission par le Président de la République.
J’aimerais que tu nous parles du CRHES, de ses missions, de ses objectifs, de ses projets…

Charles Gardou : Je vais d’abord évoquer le contexte de sa naissance, en 1995, à l’Université Lumière-Lyon 2… Au vu de l’essor – qui a dépassé mes espérances – des enseignements et des recherches sur les situations de handicap, j’ai pensé à la fois souhaitable et opportun de créer un « Collectif », sans cloison ni frontière, en totale neutralité à l’égard des associations existantes. Adossé à mon laboratoire de recherche « Situations de handicap, éducation, travail social », son port d’attache, au sein de l’Université Lumière-Lyon 2, serait naturellement l’Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation, où je suis professeur et dont j’assure la direction. Quelques étudiants de DEA et doctorat, conduisant des travaux sous ma direction, ont accepté de s’investir avec moi dans ce projet. Le CRHES est donc né officiellement le 22 novembre 1995, avec quatre ou cinq étudiants-chercheurs qui m’ont fait confiance.
 

M-F D-S : Le CRHES est-il exclusivement « hexagonal » ?

C.G. : Non, bien au contraire. Il rassemble aujourd’hui près de 600 membres de toutes provenances. Il est d’ailleurs représenté par des délégués internationaux dans divers pays : Antilles-Guyane, Brésil, Chili, Haïti, Etats-Unis pour la région Amérique-Caraïbes ; Cameroun, Guinée, Algérie, Madagascar pour la région Afrique-Maghreb ; Nouvelle-Calédonie pour le Sud Pacifique ; Allemagne, Belgique, Portugal, Suisse pour l’Europe. C’est aussi vers les Balkans que nous nous tournons, car le démantèlement de l’ancien monde soviétique et les guerres récentes y ont laissé une situation éducative en déshérence que nos pays riches ne sauraient continuer à ignorer. Et bien d’autres pays s’apprêtent encore à nous rejoindre. Plusieurs grands chantiers en perspective accompagnent cette internationalisation : des liens plus étroits avec l’Union européenne, la Conférence des ministres de l’Education des pays ayant la langue française en partage (CONFEMEN), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l’Association francophone d’éducation comparée (AFEC)…
 

M-F D-S : Quelles sont les visées qui sous-tendent une telle « entreprise », inédite dans le champ universitaire ?

C.G. : Nous voulons, d’abord et surtout, offrir un espace « neutre », loin des cloisonnements artificiels et autres partitions professionnelles, associatives…, afin de relier sans exclusive et sans exclusion, toutes les personnes touchées, impliquées, « intéressées » : ceux qui vivent une situation de handicap, leurs proches, les enseignants de l’école maternelle à l’Université, les étudiants, les chercheurs, les travailleurs sociaux, les personnels médicaux et paramédicaux, les responsables et les membres d’associations… « Relier », c’est notre maître-mot, d’où le titre de notre revue Reliance. Nous voulons parler avec ceux qui vivent le handicap au quotidien, comme à leur entourage et aux professionnels qui les accompagnent, et ne plus se contenter de parler d’eux.
 

M-F D-S : L’Université te paraît-elle quelquefois trop « lointaine » ?

C.G. : Elle doit sans cesse se garder du risque de se couper du réel. En tout cas, j’ai la conviction que nous pouvons rapprocher la recherche de la réalité des situations vécues, lui donner chair. A ce titre, le CRHES essaie de se donner les moyens de comprendre le handicap et pas simplement de l’expliquer. Cette distinction me paraît capitale. En somme, notre ambition est de penser plus juste pour agir mieux.

 

M-F D-S : Je sais bien l’importance que tu accordes au rôle de l’Université…

C.G. : Oui, ses portes peuvent réellement s’ouvrir à ceux qui vivent le handicap au quotidien et faciliter leur intégration par l’accès au savoir. Elle peut se rendre accessible à tous. Plus fondamentalement, elle peut contribuer à sortir la question du handicap de son insularité, pour la replacer dans l’universel. C’est cela l’« inclusion » dont on parle tant : replacer le handicap dans l’ordinaire de la vie humaine. Lutter aussi contre toutes les formes de violence. Et au premier chef, celle que représente l’exclusion des lieux de savoir, dont les premières victimes sont les personnes en situation de handicap. Nous devons, là et partout, leur permettre de déployer tous leurs potentiels.
 

M-F D-S : Cela suppose des « ruptures » et une véritable « mutation culturelle », selon des mots qui constituent le cœur de tes travaux…

C.G. : Nous avons effectivement à nous extraire d’une pensée, encore aujourd’hui dominante, qui est celle de la catégorisation et de la séparation. Elle procède à une organisation binaire de notre espace mental, de nos approches et de nos pratiques, ainsi qu’à une répartition dualiste des gens et des genres : l’esprit et le corps, le sain et le malsain, le malade et le bien-portant, le « handicapé et le « non-handicapé , l’humain et l’inhumain… Ce projet et sa philosophie ont donné lieu à un ouvrage Connaître le handicap, reconnaître la personne (érès, 1999) en quelque sorte notre ouvrage fondateur, issu de notre premier congrès international qui s’est tenu en septembre 1998. Il vient d’ailleurs, tu le sais, d’être réédité.
 

M-F D-S : Le CRHES s’appuie sur un conseil scientifique particulièrement étoffé…

C.G. : C’est vrai. En plus de Michel Serres de l’Académie française, qui en assure la présidence d’honneur, nous avons la chance de compter sur des personnalités de tout premier plan qui nous soutiennent, parmi lesquelles : Peter Brook, Pascal Bruckner ; André Comte-Sponville, Albert Jacquard ; René Kaës ; Xavier Le Pichon ; Edgar Morin ; Serge Tisseron… Ce conseil scientifique garantit, à partir de divers points de vue ou postures (anthropologique, philosophique, psychologique, psychanalytique, sociologique…), le bien-fondé et la qualité scientifique de nos travaux, recherches, publications, comme la pertinence de nos projets. Il assure aussi une veille éthique, en cohérence avec les sept articles de notre charte fondatrice. En outre, par sa composition même (chercheurs en situation de handicap, chercheurs sur les situations de handicap, scientifiques de toutes disciplines en périphérie de la question du handicap), il participe à la réalisation d’un espace culturel fédérateur, qui « dés-insularise » la problématique du handicap, pour la placer au centre de la réflexion sur l’humain. Enfin, il contribue à la reconnaissance nationale et internationale de notre collectif.
 

M-F D-S : Quelles sont les réalisations et projets concrets du CRHES ?

C.G. : Nous venons d’organiser, fin mai dernier, en partenariat avec l’Association francophone d’éducation comparée, un colloque consacré aux situations de handicap et aux systèmes éducatifs, dans une perspective comparative. Il a permis de réunir onze pays. Denis Poizat, vice-président du CRHES, qui en a assuré la responsabilité, prépare l’ouvrage correspondant, à paraître sous le titre : Education et handicap : d’une pensée-territoire à une pensée-monde. Nous préparons également un grand congrès international, « Situations de handicap : quelles ruptures pour quelles mutations culturelles ? , qui aura lieu les 24, 25 et 26 novembre 2004 à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Nous organisons par ailleurs, et de manière régulière, trois à quatre tables rondes ou journées d’étude par an, à partir de nos sept « espaces de recherche : Vie autonome et citoyenne ; Vie, éthique et déontologie ; Vie affective, familiale et sexuelle ; Vie professionnelle ; Vie scolaire ; Vie artistique et culturelle ; Vie sportive et loisirs. Nous sommes impliqués dans nombre de projets de recherche et d’action, tant dans l’Hexagone que sur le plan international. Enfin, nous assurons des missions d’expertise et nous sommes, de plus en plus fréquemment, sollicités pour des interventions, sous des formes diverses, dans les établissements, instituts et instances. Je le répète, tout cela, en lien étroit avec les réalités concrètes. Tu le constates, nous travaillons dans des sphères diverses.

 

M-F D-S : Le CRHES va également être amené à jouer un rôle de premier plan dans le troisième grand chantier défini pour le quinquennat présidentiel.

C.G. : C’est vrai, Julia Kristeva m’a fait l’honneur de m’associer à la préparation de sa Lettre au Président de la République sur les citoyens en situation de handicap, à l’usage de ceux qui le sont et de ceux qui ne le sont pas, paru chez Fayard, il y a quelques mois. Elle m’a également demandé d’être membre du Conseil national « Handicap : sensibiliser, informer, former , qu’elle a créé, et de présider avec elle le Comité exécutif chargé d’en opérationnaliser les orientations. Bernard Peny, directeur de l’Espace de recherche « Vie autonome et citoyenne au CRHES, en est le coordinateur. Tu vois, des liens se sont tissés à partir de conceptions et de projets communs. Du coup, le CRHES se trouve investi de la lourde tâche de préparer les « Etats généraux des citoyens en situation de handicap , qui auront lieu fin 2004. Au-delà de cet événement fort, il s’agit, dans une action durable que nous sommes en train de programmer, de susciter une profonde transformation culturelle dans notre pays. Plus directement, de mettre fin à des situations indignes de notre République.

 

M-F D-S : Julia Kristeva semble avoir retenu plusieurs de tes propositions…

C.G. : Notamment la création d’une fonction de médiateur des personnes en situation de handicap. Ce médiateur aurait un rôle d’intercesseur pour traiter des cas concrets de plaintes ainsi qu’un rôle de prospecteur de réformes afin de corriger les injustices et d’atténuer les conséquences des dysfonctionnements de tous ordres. La création simultanée d’un groupe national d’experts sur « Handicap, formation et recherche , d’un côté veillant à une formation adaptée de tous ceux qui sont en charge d’éducation et, au-delà, de tous les professionnels ; d’un autre, s’appliquant à inscrire les problématiques du handicap dans la recherche française….
 

M-F D-S : Parle-nous maintenant de tes activités d’écriture…

C.G. : J’ai d’abord envie de dire que mon goût et mon métier d’écrire, ou d’amener les autres à écrire, procède de deux naissances : l’une à Lyon, du côté de l’Université et de mes ailes ; l’autre en Sud-Ouest, du côté de chez érès et de mes racines. Au pays de Philippe Pinel, né à Jonquières, dans le Tarn, à quelques encablures de la Ville Rose : l’homme des Lumières, le philanthrope, le médecin, reconnu à la fois comme le fondateur de la psychiatrie et la figure emblématique de l’humanisation du traitement des « naufragés de l’esprit . Jean-Etienne Esquirol, perpétuateur de ses travaux, verra le jour vingt-sept ans plus tard à Toulouse, lui aussi. Sur la terre de Georges Canguilhem, venu au monde, à l’aube du siècle, à Castelnaudary dans l’Aude. Médecin, philosophe, successeur de Gaston Bachelard à la tête de l’Institut d’histoire des sciences et techniques de l’Université de Paris, il est l’un des fondateurs de notre tradition épistémologique et a su tirer de ses études médicales la matière d’une interrogation profonde et toujours actuelle sur les sciences du vivant. Dans la région de Michel Serres, le philosophe et académicien, d’Agen en Lot-et-Garonne, qui confère à la communication une fonction de transcendance par rapport à la science et aux pratiques, pour en faire, finalement, la condition de possibilité. Dans ce coin de France où tant d’autres encore, perméables à la périphérie et aux marges, ont marqué l’histoire de la pensée, contribuant décisivement à ses évolutions.
 

M-F D-S : C’est là que tu as connu Georges Hahn et les éditions érès….

C.G. : Oui, il y a douze ans, le 3 juin 1991, Georges Hahn me disait son intérêt pour mon premier projet d’ouvrage et décidait de diffuser Handicaps, handicapés : le regard interrogé dès le mois d’octobre suivant. Rencontre féconde avec un homme de culture, de lien, de perspectives. J’ai d’emblée pressenti un réel intérêt pour la problématique de la différence chez celui qui avait vécu l’épreuve des idéologies meurtrières et soutenu une thèse de philosophie sur « Les équivoques de l’individualisme . Prémices d’une aventure... A l’heure du passage de témoin, en 1994, pas de rupture. Cette fois, près des colonnes corinthiennes de la Maison carrée à Nîmes, c’est toi et Jean Sacrispeyre qui m’avez proposé de concevoir et de diriger une collection. Et, jamais, votre confiance, notre confiance réciproque n’a fléchie. Jamais encore elle n’a été compromise par l’obsession d’atteindre le seuil de rentabilité. Bientôt huit ans que « Connaissances de l’éducation a vu le jour : plus de vingt titres s’efforcent de poser les problèmes éducatifs en intégrant la triple dimension de la mouvance, de la pluralité et de l’altérité, parfois radicale dans le cas du handicap.
 

M-F D-S : Que retiens-tu de cette aventure ?

C.G. : Je le formulerai ainsi : chez érès, il s’agit moins de savoir écrire que de savoir lire la réalité humaine. On n’y réduit pas l’auteur à un producteur de livres de philosophie, d’anthropologie, de pédagogie, de psychanalyse… et tant de choses disciplinairement situées dans les lieux universitaires. On lui demande de traduire le réel, de le donner à comprendre, de le rendre plus lisible et non plus abstrait. De subvertir le savoir conventionnel. De poser in fine un véritable acte communicationnel. Ainsi, le livre, liber, retrouve-t-il son essence. Originellement, c’est la pellicule située entre le bois et l’écorce de l’arbre, le tissu conducteur de sève. On attend qu’il délivre, livre passage, livre bataille, « sans se donner lui-même, comme le disait si justement Michel Foucault, ce statut de texte auquel la pédagogie ou la critique sauront bien le réduire ; mais qu’il ait la désinvolture de se présenter comme discours : à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjonctures et vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable . Dans cette posture d’érès, j’ai entr’aperçu une autre époque des sciences humaines. Un signe de leur évolution. Une manière de prendre à revers, de bousculer le système axé sur la reproduction, le conformisme, la rhétorique intemporelle, l’audimat, ou plutôt le lectomat. C’est vrai que cela peut déranger, parce que l’on y affirme en actes qu’écrire n’est pas réservé à une caste de scribes ou à quelques privilégiés en mal de médiatisation. Ni un luxe supplémentaire pour une caste de bien-pensants.
 

M-F D-S : Quels sont tes projets éditoriaux dans la collection « Connaissances de l’éducation pour le temps à venir ?

C.G. : Depuis huit ans, nous avons publié des ouvrages qui ont tenté d’aborder les grandes questions liées aux situations de handicap : la parentalité, la fratrie, les professionnels, l’annonce du handicap aux grands accidentés, l’intégration scolaire, le métier d’enseignant auprès des enfants affectés par une déficience, les problèmes inhérents au diagnostic prénatal… Nous allons continuer. Plusieurs ouvrages sont à paraître prochainement ou en préparation. Pour n’en citer que quelques-uns : une traduction du chercheur américain David Goode, Un monde sans les mots ; un ouvrage, Des repères déontologiques pour les acteurs sociaux, Le livre des avis du Comité national des avis déontologiques, de Pierre Bonjour et Françoise Corvazier, membres tous deux de ce comité ; un livre particulièrement original de Thérèse-Adèle Husson, Réflexions d’une jeune aveugle dans la France du XIXe siècle, présenté par Zina Weygand et Catherine J. Kudlick ; La fratrie à l’épreuve du handicap, coordonné par Claudie Bert sous l’égide de l’Association française contre la myopathie ; Paroles sourdes, conçu par Patrick Belissen, directeur de l’Académie de la langue des signes française… Et bien d’autres encore. Toujours dans l’esprit des précédents, qui d’une part a assuré à la fois la reconnaissance de la collection et son succès ; d’autre part a fidélisé les lecteurs. Et puis, j’ai envie de dire que je continue à souhaiter des livres qui « osent », des livres qui toujours « parlent l’homme et, même si cela apparaît paradoxal, de sa force dans la vulnérabilité.
 

M-F D-S : Pour conclure, tu as oublié d’indiquer à nos lecteurs comment entrer en contact avec le CRHES…

C.G. : Tu l’as compris, le CRHES est ouvert à tous, sans exception. Chacun peut donc très facilement s’adresser à nous.
Par voie postale, le CRHES étant domicilié à l’Université Lumière-Lyon 2, comme je te l’ai dit : 16, quai Claude Bernard
69007 Lyon. Par téléphone : 04 78 69 71 55. Par mail : « carine.cadet@univ-lyon2.fr . Ou encore à partir de notre site web : http://crhes-free.fr

 

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