Erik Porge


par Erik PORGE,
le 1 janv. 2000


Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Nous sommes heureux de pouvoir annoncer à nos lecteurs la parution prochaine de votre nouveau livre Jacques Lacan, un psychanalyste qui propose une lecture de l’œuvre de Lacan, et ceci d’autant plus que vous êtes en quelque sorte à l’origine de l’engagement des éditions Erès dans la psychanalyse lacanienne, voici maintenant presque 20 ans ! C’était au début de la revue Littoral alors qu’Erès venait de naître. Nous nous étions alors lancés ensemble dans l’aventure de cette revue qui avait tout de suite trouvé son public. Georges Hahn et moi étions invités de temps en temps à 8 h du matin au comité de rédaction, ce qui nous plaisait beaucoup. Je me souviens d’une réunion où Georges Hahn avait lancé l’idée d’un dictionnaire des termes lacaniens, cela avait soulevé un tollé général du comité qui estimait que pour comprendre la pensée de Jacques Lacan, il fallait se coltiner aux textes eux-mêmes et travailler. Votre position s’est depuis un peu assouplie puisque avec ce livre vous convenez que dans l’œuvre de Jacques Lacan il y a une part d’incompréhensible qui peut devenir compréhensible même s’il reste une part d’incompréhension qui résiste et qui tient à ce dont traite la psychanalyse, l’inconscient.

Erik Porge : Je me suis aussi formé aux problèmes éditoriaux avec la revue Littoral qui eut en effet la chance de trouver en Georges Hahn un interlocuteur de grande valeur. Le but de ce nouveau livre est d’inciter le lecteur à se reporter aux textes de Jacques Lacan en lui proposant un parcours de lecture qui prend en compte l’ensemble de son enseignement et qui ne perd pas de vue que Lacan était d’abord un psychanalyste, grand clinicien, qui s’est mis au service de la formation des psychanalystes. Il s’agit certes de faciliter la compréhension de ce que Lacan a dit mais pas au prix d’effacer toute trace d’incompréhension car une part de celle-ci reste liée au fait que le lecteur est lui-même compris dans ce qu’il lit. J’espère ainsi avoir limité le risque des fausses compréhensions.
 

M-FD-S : Pourquoi publier encore un livre sur Lacan ? N'y en a-t-il pas déjà assez ?

E. P : Depuis la mort de Lacan, en 1981, nous arrivons à un moment de renouvellement de l'abord de son œuvre. De nombreuses études éclairent celle-ci. Des bibliographies sérieuses sont parues ainsi qu'une histoire de la psychanalyse en France et une biographie. Des index commencent à circuler. Plusieurs textes de Lacan, introuvables il y a quelques années, sont disponibles, notamment des séminaires. Même s'il ne s'agit pas d'établissements critiques et qu'il existe des censures, des déformations plus ou moins importantes, un texte existe. On sait que l'on peut se procurer auprès des associations de psychanalyse des transcriptions avec lesquelles établir d'autres versions. Enfin, au moins deux générations d'analystes ont pu exercer la psychanalyse en se fiant à l'enseignement de Lacan, ce qui, malgré les querelles institutionnelles, aboutit aussi à des résultats qui étoffent l'apport lacanien.

Tous ces travaux font qu'il est aujourd'hui possible d'avoir un accès plus assuré à l'œuvre de Lacan, et justifient la publication d'un livre d'ensemble sur lui.

On constate que, si les études, même les plus sérieuses, éclairent certains points, elles les obscurcissent aussi en ce sens qu'elles perdent de vue la liaison avec l'ensemble. Il n'est pas rare que les auteurs tendent à reconstruire la théorie de Lacan à partir du seul point de vue de leur essai partiel.

Cet inconvénient est fortement amplifié par la dispersion des lacaniens depuis la dissolution de l'Ecole Freudienne de Paris, en 1980, qui a abouti à la création de multiples associations, tant en France qu'à l'étranger. Conformément à la pente de tout groupe institué, ces associations ont une tendance à se refermer sur elles-mêmes et à ignorer leur voisine ou à la considérer de haut. Il s'ensuit des phénomènes qui s'opposent aux tentatives d'élucidation. Le même mouvement de dispersion à l'origine de travaux originaux sécrète des forces qui risquent de le paralyser.
D'autre part, il existe plusieurs recherches concernant les rapports de Lacan avec des auteurs hors champ psychanalytique. Elles sont évidemment très précieuses pour apprécier ce avec quoi il a fait son miel. Cependant, là encore, si elles ne sont pas reliées à l'ensemble de la démarche de Lacan et en particulier à sa position de psychanalyste, elles risquent d'induire en erreur parce qu'elles font oublier que Lacan était un psychanalyste qui, jusqu'au bout, a tenu sa position et que c'est de celle-ci qu'il poursuivait son dialogue avec philosophes, savants, mathématiciens, religieux, artistes. Le risque est d'autant plus sensible que les auteurs non psychanalystes qui parlent des rapports de Lacan avec un autre auteur sont très compétents dans leur domaine mais méconnaissent, parfois avec une étonnante désinvolture, l'œuvre de Lacan.

 

M-F D-S : Existe-t-il une totalité de l'œuvre de Lacan ?

E. P : Son œuvre est finie mais elle ne forme pas une totalité de savoir.

D'abord, toutes les sources orales, écrites, directes, indirectes, cliniques ne sont ni entièrement recensées, ni entièrement établies. L'enseignement de Lacan reste aussi en partie non véritablement déchiffré. On peut à ce sujet mentionner le frayage topologique effectué avec le mathématicien Pierre Soury, dont on est encore loin d'avoir saisi la portée.

Si l'on ne peut pas parler de totalité de l'œuvre de Lacan, au moins est-il possible de parler d'un ensemble, ouvert, troué. Plus précisément, la lecture que nous avons faite de cet ensemble nous le fait comparer à une tresse où apparaissent et disparaissent des notions qui se croisent, anticipent, sont ramenées en arrière. Ce sont souvent les mêmes exemples qui servent de fil rouge aux avancées de Lacan.

Cette démarche m’a suggéré un plan d'ensemble qui couvre le plus largement possible l'enseignement de Lacan, sans faire de répétitions et en respectant les étapes des découvertes et propositions. J’ai choisi de tracer cinq grandes allées dans l'œuvre de Lacan : son génie clinique, le ternaire réel symbolique imaginaire et les noms du père, les inventions reconnues pour telles par lui, l'objet a et le réel, le transfert et la fin de l'analyse, l'action dans la communauté analytique et au-delà. Certains sujets n'ont pu être ramenés dans les mailles de ce filet. En choisissant de donner la priorité à la présentation de la spécificité de l'apport lacanien, je n’ai pas pu développer tous les cheminements de la lecture ou du dialogue de Lacan avec tel ou tel auteur. Quoi qu'il en soit de ce qui manque, le lecteur aura des indications pour se tourner vers les textes.

 

M-F D-S : Jusqu'où va l'originalité de Lacan par rapport à Freud ?

E. P : Cette question, liée à l'histoire du mouvement analytique, n'est à ce jour pas tranchée. Elle a reçu et reçoit des réponses variées. En évinçant Lacan de l'International Psychoanalytical Association (IPA), ses adversaires ont bien sûr voulu lui faire perdre la légitimité freudienne et le faire passer pour un dissident. Lacan, lui, en prônant un retour à Freud, s'est au contraire déclaré comme le véritable héritier intellectuel de Freud.

En ce qui concerne les lacaniens, tous reconnaissent leur appartenance au champ freudien. Mais à partir de là il existe des divergences qui sont loin d'être explicites et raisonnées. De façon schématique l'évolution a été la suivante. Au début un freudo-lacanisme mélange sans discernement les notions lacaniennes et freudiennes, obscurcissant les unes et les autres. Aujourd'hui, les analystes lacaniens font plus attention, ils séparent mieux ce qui revient à Lacan et à Freud, lisent ce dernier en allemand, sans toujours chercher à retrouver ce qu'a dit Lacan et la lecture de Lacan aide celle de Freud sans la supplanter. Ce faisant, on constate le paradoxe de la conjonction d'un écart entre Freud et Lacan et de leur indissociabilité.
Ce paradoxe est celui du retour à Freud de Lacan. Dès ses premiers séminaires, en 1951-1952, qui prennent pour objet les cas de Freud, Lacan revient effectivement à Freud en le lisant d'une façon originale et littérale. Puis l'expression retour à Freud est proclamée et brandie comme une bannière en 1955, dans La chose freudienne, pour dénoncer les dévoiements dans l'analyse et la lecture de Freud. En 1964, à la veille de fonder son Ecole, Lacan renouvelle son pacte avec Freud en passant par Descartes. Il affirme que Freud était cartésien et que Descartes était un préalable à l'émergence de la psychanalyse. Enfin, devant le caractère apparemment paradoxal de sa position à l'égard de Freud, il en livre une interprétation topologique, en juin 1966, juste avant de publier les Ecrits. Son retour à Freud est un re-tour, un deuxième tour après Freud, selon le trajet d'une double boucle sur la bande unilatère où l'on revient au point de départ après deux tours, dite bande de Moebius. De même que Freud a lui-même fait deux tours entre la notion de dédoublement de la personnalité (chez l'hystérique) et celle de Spaltung (clivage) du sujet, Lacan fait faire un deuxième tour à Freud en passant de l'œdipe au « il n'y a pas de rapport sexuel ». Le deuxième tour sur la bande de Moebius n'annule pas le premier, ni ne s'ajoute comme tel, mais fait exister le premier qui, par lui-même, ne se boucle pas.

La littéralité du texte de Freud est partout présente chez Lacan. Le lien de Lacan à Freud a impulsé la recherche freudienne, les traductions de Freud, l'ouverture sur l'histoire de la psychanalyse. De grands débats ont eu lieu sur des traductions : Vorstellungsrepräsentanz (représentant de la représentation), Trieb (pulsion), Wo Es war, soll Ich werden (Là où c'était, "je" doit advenir). Plusieurs termes du vocabulaire lacanien ont été exhumés de Freud : « après-coup », « forclusion », d'autres ont été revisités : « résistance », « répétition », « pulsion », « transfert », voire renommés : « l'une bévue » (Unbewusste).

On peut dire que c'est grâce à Lacan qu'aujourd'hui en France et dans les pays étrangers où l'enseignement de Lacan a diffusé, l'héritage freudien est toujours vivace.
 

M-F D-S : C’est dans cet esprit qu’il y a maintenant 2 ans, vous avez souhaité avec Brigitte Lemerer et Françoise Samson créer une revue psychanalytique qui ne soit rattachée à aucune institution analytique mais puisse concerner tous ceux qui se retrouvent dans l’enseignement de Lacan : Essaim. Les éditions érès ont accepté de vous soutenir dans cette entreprise. Pouvez-vous nous en parler ?

E.P : Oui, cette revue s’inscrit dans le même esprit que le livre et en outre c’est un travail collectif. Essaim tente d’interroger par son existence même, indépendante de toute institution, la dispersion des lacaniens depuis la dissolution de l’Ecole freudienne de Paris. La revue prétend en combattre les effets négatifs (telle la ségrégation) et fait le pari qu’il existe une communauté analytique, implicite, issue de l’enseignement de Lacan. Plusieurs témoignages de soutien nous ont confortés dans la justesse de cette analyse. Parmi eux, celui de Michel Plon, qui est venu nous rejoindre au comité de rédaction. Nous recevons aussi beaucoup d’articles, de provenances très diverses, mais nous ne pouvons pas tous les accepter et parfois il faut les reprendre avec les auteurs. Cela crée une atmosphère de travail stimulante. La revue réussit à être un lieu d’expression de qualité, sans être sectaire, traversé par les Lumières dont Lacan se réclamait. Le 26 février prochain, nous organisons à Paris une journée qui fera suite au thème du dernier numéro paru (le 4è) sur les résistances à la psychanalyse dans la société actuelle.

1. Les éditions Erès ont publié la revue Littoral de 1982 (numéro 1) à fin 1989 (n°29) ainsi que des volumes parus dans la collection Littoral, avant que ne se crée EPEL qui a poursuivi la publication de ces travaux.

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