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10/03/2021
Laurence Croix

Sur le fil d'Ariane

1er épisode de la série En thérapie, diffusée par Arte

Ce n’est pas une histoire de caméra qui entre dans un cabinet de psychanalyste.
La psychanalyse reste une expérience peu transmissible.

Ce qui se passe et se transmet dans une séance d’analyse est, malheureusement peut-être, emprisonné dans une intimité, une expérience singulière et pas transposable et transmissible sur un écran ou ailleurs. Il s’agit ici d’une fiction, mais j’ai été très agréablement surprise dès le premier épisode avec le cas d’Ariane. La séquence commence par des pleurs et le silence. Le plan de ¾ de dos centré sur la main et les larmes laisse le spectateur témoin du désarroi authentique d’une jeune femme. Et par cette première phrase avant tout générique : « je ne pense pas pouvoir m’allonger aujourd’hui », le téléspectateur plonge brutalement comme un intrus, un voyeur, dans l’intimité du cadre analytique. En même temps, la dynamique d’une cure est immédiatement posée avec son « avant » et cet « aujourd’hui », un tempo lui aussi hors du temps et des réalités objectives...

Puis l’analyste invite la patiente à s’autoriser. Autoriser à prendre la parole. Cette parole décousue entre l’attente dans le froid devant la porte d’immeuble de l’analyste, la panique liée à l’attentat du Bataclan, la dure réalité du bloc opératoire, la vie décevante d’un couple au fond du lit où il ne s’y passe plus rien. Tout cela a l’air décousu, mais l’hypothèse freudienne de l’inconscient permet justement de réintégrer de la cohérence et de la logique. C’est la méthode des associations libres inventée par Freud. C’est par cette logique propre à l’inconscient que le sujet pourra se découvrir lui-même et donc accéder à son désir trop souvent entravé et refoulé.

L’analyste lui est là. Il accueille cette parole, ces associations et nous fait entendre à nous aussi, spectateurs, au détour des très beaux dialogues, un lapsus ou une dénégation, comme : « ce qui s’est passé cette nuit n’a rien à voir avec les attentats. »

La version française de la série En thérapie nous fait entendre quelque chose de l’analyse,
cette liberté, cette intimité, mais aussi l’écoute et le travail de l’analyste.

L’absence de divan type, néanmoins, interroge. Mais un cadre est posé avec cet appendice, qui, dès cette première mise en scène fait apparaître les WC de l’analyste, où le spectateur est alors toujours plus voyeuriste ; ce lieu moins noble mais pas moins réel du cabinet de l’analyste… Nous sommes d’autant plus dans la fiction quand nous suivons la patiente jusque dans ce lieu des déjections….

J’ai entendu des collègues dire que ce psy parlait trop. Il y en a, paraît-il, qui parlent trop, ne cessent d’interpréter, d’autres sont trop taiseux. Question d’époque et de névrose de l’analyste sans doute. Certes, je n’ai pas reconnu ma propre pratique, pas plus que je ne la reconnais quand des collègues témoignent de la leur, mais c’est secondaire. Trop ou pas assez, il n’y a pas de doctrine en la matière.

Ce qui me semble fondamental, c’est de montrer cette relation entre les deux protagonistes.
Un lien de confiance d’abord, d’amour plus sensuel ensuite, qui fonde cette relation artificielle et particulière de la relation analytique.

Frédéric Pierrot joue ces émotions avec une authenticité remarquable dans cette écoute idéalement « neutre » (dit-on en théorie) mais qui ne peut jamais l’être complètement. C’est un idéal vers lequel doit tendre la pratique pour une éthique propre à la psychanalyse, mais évidemment qu’avant d’être analyste, nous sommes des hommes, des femmes, des parents, filles et fils de…

Comment être neutre ? D’autant plus quand sa patiente est aussi charmante et sexy ? Quand on lui voue de l’admiration pour son métier (de chirurgienne), d’autant plus dans les heures qui ont suivi un attentat – qui nous a évidemment tous ébranlés, comme il le répète dans différentes séances … Alors évidemment, elle ne facilite pas la neutralité dite « bienveillante », en avouant penser à lui tout en faisant une « gâterie » à un inconnu qu’elle ne désire pas. Ce qui parle aussi de son désir à elle, de l’impossible. Si mes souvenirs sont bons, elle lui demande si elle l’excite ou le dégoûte (ou le choque) ? Mais on ne sait pas encore ce qu’elle cherche elle à procurer à son analyste, contre qui elle peut tout autant mettre en colère sa résistance, quand il lui renvoie par ses interprétations ou autres actes analytiques, une lecture de son histoire que sa conscience ne pouvait admettre ...
Il fait son « job » aussi quand il entend et lui signale le retournement dans le contraire qu’elle se construit lors de sa dispute de couple.
Alors évidemment, le fait d’avouer son amour passionnel pour l’analyste est un aveu plus difficile pour les patients de la réalité. On peut toujours prétendre que l’attentat, les heures de sommeil manquantes, la peur que l’analyste ne soit mort… auraient facilité ou provoqué l’aveu. Mais il me semble que la fiction permet cette déclaration d’autant plus que rien de mieux que l’amour ne peut tenir en éveil les voyeurs que nous sommes devenus en assistant à cette intimité. `

Que l’analyste puisse devenir une obsession est matière courante du transfert nécessaire au patient.

Que la déclaration ait lieu si facilement par la patiente n’est pas impossible dans une cure, mais je pense, plus exceptionnel. L’analyste ici alors s’en défend et surinterprète encore. On ne peut pas nier que ce transfert est souvent passionnel, car non seulement il condense des répétitions d’amours anciennes et actuelles, mais surtout comme l’écrit Freud, il est aussi un amour « authentique ». C’est ce qu’interroge précisément le cas d’Ariane dans la série : cet amour complexe et authentique de la relation analytique, un sujet délicat, et où tout l’art de l’analyste est de savoir gérer du mieux qu’il peut pour poursuivre le travail, tout en préservant l’intégrité et le véritable désir du patient.
Le transfert est un amour authentique, même pour un analyste qui n’est pas particulièrement séduisant, même s’il est triste et ennuyeux, comme elle le lui fera remarquer. C’est ce qui ose se dire ici dans cette fiction en une seule séance de 26 minutes. Évidemment il est surprenant que l’analyste n’ait rien voulu entendre en amont de cette passion et semble tomber des nues, ce qui n’est évidemment pas à son avantage (d’analyste, mais classique chez les hommes oserons-nous dire !)


« Je sais que vous êtes impossible mais mon corps ne le comprend pas (…) » dit-elle. Le corps de l’hystérique parle ici à la place de la femme, de ce réel de l’amour de transfert. L’analyste reste coi mais tente de maintenir le cap éthique : « on en reparle la semaine prochaine » lui répond-il ! On entend son désarroi, son impuissance face à ce désir authentique de la jeune et belle femme. Certes, il aurait pu être plus performant, en repoussant clairement de telles avances ou en la prenant dans ses bras. Il faudra attendre sa séance de pseudo-contrôle avec une vieille amie pour qu’apparemment le refoulé de son propre désir ne revienne dans un lapsus entre le nom de sa femme et celui de la patiente. Le refoulement n’est pas l’exclusivité des patients mais de tout sujet parlant.

C’est ce que certains de mes collègues ont parfois apparemment mal supporté.
Qu’il ne soit pas un analyste héroïque, dans une perfection illusoire, juste un banal névrosé lui aussi traumatisé par l’attentat. Mais qui ne le serait pas ? 

Cet amour (de transfert) est au cœur de l’éthique analytique dans toute cure. S’agit-il que de tromperie sur l’objet aimé ? En partie certainement, mais tout amour n’est-il pas une tromperie ? D’un débordement du transfert diront d’autres, au détriment de la psychanalyse, mais tout amour n’est-il pas « débordement » ?

Nous n’épiloguerons pas sur la réalité de certains psychanalystes qui ont pu avoir des relations sexuelles avec des patientes. Dans cette complexité difficile d’en juger. Ce fut le cas, comme tout le monde le sait, du Dr J. Lacan et tout ce qu’on peut dire c’est que ses patientes semblent avoir pu s’en sortir dignement, sans savoir ce qui relevait du don clinique (ou sexuel ?) de l’analyste ou des capacités de ces femmes. C’est de l’ordre de la petite histoire par rapport à la grande aventure qu’est une analyse. Et ce n’est pas ce dont traite la série, heureusement !

Il y est question de ce jeu subtile de la séduction et parfois même à son insu, du côté de l’analysant comme de l’analyste – ce que ces derniers avouent plus rarement. Pourtant, cette séduction a aussi des effets sur le patient et son travail d’analyse. La séduction n’est pas à méconnaître car elle permet aussi de soutenir le patient dans sa liberté de parole. C’est une difficulté majeure de « la direction de la cure »,comme l’a nommée J. Lacan. Mais l’homme, ou la femme, et sa position d’analysant ne peuvent simplement se juxtaposer. C’est dans cet interstice précisément que le travail s’élabore au lieu même du transfert, de l’amour, en tant qu’il est tout autant inévitable que nécessaire au travail analytique.

La suite des épisodes avec Ariane nous fera suivre sur l’écran tous les fantasmes (toujours eux-mêmes imagés psychiquement) qui peuvent animer chacun dans ce couple, ce qui peut fasciner ou rebuter. Et ici, c’est encore Ariane, qui permettra à l’être aimé de sortir du labyrinthe de sa lassitude, de son existence même, de vaincre le Minotaure, ce démon de Philippe Dayan face à son couple, qui manifestement bat de l’aile et l’empêche d’être père auprès de son jeune fils… Mais permet-elle pour autant à Philippe d’être un homme viril avec elle, alors que son seul désir serait, disait-il spontanément mais aussi trop correctement « de mener au bout votre analyse » ? Oui ce doit être le seul désir de l’analyste, a priori... Et la psychanalyse est la seule pratique thérapeutique (qu’on le veuille ou non) qui intègre un travail sur le transfert. C’est la spécificité même de la psychanalyse, ce n’est pas le transfert qui lui circule partout et tout le temps…

Et les patients à travers nos propres transferts peuvent aussi nous faire avancer en nous décalant de notre angle de vue,
si l’analyste se l’autorise évidemment. L
a fiction permet cette mise en scène du fantasme,
je n’ai personnellement pas de réticence à cela.

L’analyste reste aux prises de ses désirs dans les réalités aussi, et pas que pour ses patientes ou patients. Les traumatismes et autres souffrances de la vie peuvent kidnapper le désir propre de l’analyste. Peu importe au final qui gagnera, dans la fiction, de la chair ou du désir de l’analyste.

Dans tous les cas, je félicite les auteurs d’un scénario intelligent, relativement proche du terrain de nos cabinets et au cœur des questions qui agitent le mouvement analytique depuis ses débuts (voir le cas Anna O). C’est vraiment autre chose que la version américaine et le cas Laura, grotesques tant dans le jeu des acteurs que dans une thérapie à l’américaine, niant toute subtilité clinique et ignorant totalement justement le transfert…

Évidemment la performance de tous les acteurs dans cette série française rend d’autant plus cette fiction, car cela reste une fiction, intelligente, subtile, et revivifiante pour nos écrans souvent trop portés à tout simplifier et bêtifier sur le mode des thérapies comportementales ou d’une psychologie toujours mal vulgarisée.
Pour ma part donc, je pense que cette belle entrée dans la série, comme les autres épisodes que j’ai pu voir, ne peut que susciter chez tout un chacun des questions, d’analyste et de patients, mais pas seulement. Chacun pourra, s’il le désire, se poser des questions fondamentales sur ses propres désirs, ses amours, ses échecs et ses désillusions. Et pourquoi pas éventuellement s’en remettre à un analyste avec un peu moins d’appréhension.

C’est d’abord en cela qu’En thérapie est une belle réussite, et pas seulement une belle histoire d’amour de transfert.

Article paru dans le magazine Colette du 25/02/21


photo de Laurence CROIX

Laurence Croix est psychanalyste, membre d’Espace analytique et maîtresse de conférences en psychopathologie et sciences de l’éducation à l'université Paris-Nanterre, attachée au Centre de recherche Psychanalyse, médecine et société (EA 3522), université Paris-Diderot.


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