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05/04/2024
Danièle Faugeras
Blog PO&PSY

La vraie vie de Marichiko

Dans cette suite de soixante versets qu’il prétendit être la traduction de superbes pièces composées par une jeune japonaise de sa connaissance, Kenneth Rexroth a tendu à ses lecteurs un piège aussi inattendu que malicieux.

Marichiko, à en croire la suite de commentaires que l’on vient de lire, habitait à Kyoto, tout près du temple consacré à une déesse indienne de la lumière. Et son traducteur de donner force détails érudits (depuis un court préambule biographique jusqu’aux dernières notes), afin de rendre crédible l’existence de sa correspondante japonaise.

Or, les poésies de Marichiko furent aussi peu traduites du japonais par Rexroth que les célèbres Chansons de Bilitis ne l’avaient été du grec par Pierre Louÿs : Marichiko et Kenneth Rexroth n’ont jamais été qu’une seule et même personne !

Sans doute les notes rédigées par le pseudo-traducteur fournissent-elles un certain nombre d’informations exactes et utiles au lecteur à qui la culture japonaise et les images religieuses du bouddhisme ne sont pas nécessairement familières. Elles éclairent souvent le sens qu’il convient de donner à l’entreprise. Mais pour mieux en relancer le mystère. Qui est, finalement, Marichiko ? Et son amant, appartient-il au monde physique ? Est-il un bien-aimé sacralisé ? Le bouddha universel ? Les arguments ne manquent pas pour affirmer, comme Morgan Gibson, que ces poèmes d’amour demeurent « l’une des créations les plus énigmatiques de Rexroth. »[1]

Une chose paraît claire, en revanche. C’est que Rexroth, s’il ne manquait pas d’humour (ce thème reste d’ailleurs entièrement à traiter), n’était pas coutumier des jeux littéraires anodins et qu’il ne s’était pas livré à celui-ci dans l’intention de lancer une bombinette publicitaire sur les tables des librairies. Toute sa vie il avait chanté l’amour et le temps qui passe sans se dissimuler derrière un masque ; ni même faire de détour par les procédés de la fiction. La raison de sa petite ruse devrait donc être cherchée ailleurs, dans un désir de reprendre à son compte, en profondeur, jusqu’à l’identification, la sensibilité féminine éminemment exprimée par les femmes poètes d’Extrême-Orient.

The Love Poems of Marichiko [2] constituent, en effet, un triple hommage. À la poésie et à la tradition philosophico-religieuse du Japon, d’abord, dont Rexroth était féru ; à l’amour, ensuite, on l’a compris ; à la femme, enfin – et notamment à l’une d’entre elle, Yosano Akiko, la grande femme de lettres japonaise (1878-1942), que Rexroth admirait et dont il traduisit des poèmes. C’est d’elle, auteur de Cheveux emmêlés, un recueil de poèmes d’amour qui fit scandale lors de sa publication au début du XXe siècle[3] dont Rexroth-Marichiko s’inspire librement à différentes reprises dans le « je » de ces poèmes passionnés.

La plupart des soixante courtes pièces peuvent se lire sans explication, et l’ensemble se comprendre comme le récit d’un amour qui s’avère être passager et vaincu : du printemps de la passion à l’automne de l’indifférence. Insupportable, inexplicable. Cet amour extatique et tragique, dont certaines composantes peuvent rappeler l’amour sublime tel que Benjamin Péret l’a défini, n’est pas seulement charnel. Inutile de paraphraser Rexroth : l’univers mystico-érotique dans lequel nous transporte Marichiko est celui des poètes soufis et, aussi, de John Wilmot, poète libertin anglais (le Rochester de la note introductive, lui-même auteur de « faux » poèmes scandaleux). Et sans doute pourrait-on prendre la liberté d'évoquer ici Thérèse d’Avila, sans oublier les troubadours.

Ces précisions de base étant fournies, je n’ai pas cru bon d’ajouter de notes à celles rédigées par Rexroth : le lecteur est invité à s’avancer au contact direct de l’œuvre, dont la beauté formelle provient d’un langage qui marie concision, retenue et crudité, nourries à n’en pas douter par l’expérience d’une longue méditation. Les poèmes d’amour de Marichiko sont l’un des plus beaux de leur genre écrits en langue américaine dans la seconde moitié du XXe siècle.

Voir Yosano Akiko, Cheveux emmêlés, traduit du japonais par Claire Dodane, Les Belles Lettres, 2010. La jeune femme fut l’une des protagonistes du premier romantisme japonais et de la revue Myôjô, L’Étoile du berger (The Morning Star, en anglais) lancée par Yosano Tekkan, son futur époux. Sur la vie de Yosano Akiko, voir la postface à Cheveux emmêlés, ouvrage déjà cité.

 

Joël CORNUAULT

écrivain, traducteur, libraire

anime la revue Des pays habitables

 

[1] Morgan Gibson, Revolutionary Rexroth : Poet of East-West Wisdom, [Archon Books, Hamden (CT) 1986], document électronique, 2000.

[2] Une sélection en fut donnée en 1974 dans New Poems, en même temps qu’ils étaient publiés in extenso dans une plaquette séparée, avant d’être repris en 1979 dans le recueil The Morning Star, le dernier que publia Rexroth. Voir Morgan Gibson, déjà cité.

 

[3] Voir Yosano Akiko, Cheveux emmêlés, traduit du japonais par Claire Dodane, Les Belles Lettres, 2010. La jeune femme fut l’une des protagonistes du premier romantisme japonais et de la revue Myôjô, L’Étoile du berger (The Morning Star, en anglais) lancée par Yosano Tekkan, son futur époux. Sur la vie de Yosano Akiko, voir la postface à Cheveux emmêlés, ouvrage déjà cité

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