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28/03/2024
Danièle Faugeras
Blog PO&PSY

Les objectifs de Yahya al-Sheikh

Texte traduit de l’arabe en anglais par Jonathan Wright et de l’anglais en français par Danièle Faugeras

 

Il n’est rien, grand ou petit, qui ne repose sur quelque chose d’autre. La boue charriée par l’eau se transforme en plantes, en insectes, en mammifères puis en humains. L’air sous ses différentes formes insuffle la vie à l’intérieur des êtres. Il insuffle la vie à la fois dans l’eau douce et dans l’eau salée. En tenue de vestale la vie a emprunté la voie de l’eau pour atteindre la terre sèche et des formes de vie aussi nombreuses que les cailloux dans l’univers sont apparues. Alors des êtres dotés d’yeux ont regardé vers le ciel. Des poumons tout neufs se sont emplis d’air. Certaines formes de vie ont circulé dans l’air illimité, d’autres ont atterri sur les branches des arbres, d’autres encore ont étiré leurs jambes et ont couru aussi vite qu’elles pouvaient, certaines ont creusé profond des tunnels dans le sol, certaines se sont dressées sur le sol avec le ciel bien en vue. « Est-ce que je viens de là ? » demandaient certaines. « Où sont ceux qui vivent dans le ciel ? » Ils débordaient de questions. « D’où ?  Vers où ? Pourquoi toute cette ressemblance, et pourquoi toute cette différence ? Pourquoi les êtres meurent-ils ? » Voilà ce que demandent les êtres rares. Depuis qu’ils ont appris à mettre les choses par écrit. Depuis qu’ils ont appris à parler. Depuis qu’ils ont appris que le soleil vient de l’Est et va vers un endroit au-delà de l’Ouest, traînant la nuit derrière lui. La nuit avec ses propres êtres, ses propres sons et esprits, avec son froid et sa peur.

 

De même que les mots vivent sur les langues des gens, lignes et cercles vivent dans les éléments rocheux. De même que les vagues de la mer sont roulées par le vent vers un endroit où elles peuvent venir se reposer, le cœur et les émotions n’ont cessé de pousser leurs questions vers un endroit où il n’y a pas de repos, depuis que les humains se sont installés dans des grottes des montagnes, ou dans des trous sous les étendues planes, ou au sommet des arbres dans les forêts. Devant eux s’étend un désert avec ses dunes ou une steppe menant à une autre steppe, ou une vaste mer dont seule la fine ligne bleue de l’horizon est visible, où haut et bas, air et eau, ciel et terre se rencontrent. Ils ont tendu leurs mains et ont dessiné des formes sur la pierre. Ces formes et ces dessins exprimaient les impressions sensorielles brutes conservées dans leurs mémoires, ce qu’ils avaient appris et ce qu’ils avaient oublié tandis qu’ils couraient après une proie ou qu’ils fuyaient un prédateur. Ils essayaient de représenter celui qui contrôle toute chose : celui qui est redoutable, compatissant et tout puissant et qui entend tout et, puisqu’ils n’avaient pas eu les moyens de voir de tels êtres, ils faisaient jaillir de leur imagination des formes auxquelles ils donnaient des noms et auxquelles ils attribuaient tous les pouvoirs et les capacités qu’ils voulaient. Ils savaient qu’elles vivaient là, tout en haut, dans cet endroit qu’ils appelaient le ciel et ils savaient que le bien existait. Puis, ils mirent des êtres similaires dans les coins les plus sombres de la Terre, et ils surent que le mal existait. Puis ils virent auteur d’eux des êtres qui mouraient ; cela les fit penser à la mort et désirer l’éternité. Puis ils comprirent qu’on ne pouvait pas éviter de passer de l’autre côté. La certitude accompagnait comme un guide ceux qui faisaient ce passage. Ils apprirent que ce monde est le lieu où les bons pouvoirs d’en haut convergent avec les mauvais pouvoirs d’en bas. Comment pouvaient-ils obtenir la bienveillance et la compassion des pouvoirs d’en haut, et comment pouvaient-ils éviter le mal et l’hostilité des pouvoirs d’en bas ?

 

Un bateau fait d’eau et de boue. Voilà l’équipement de l’être qui fait des mots. Sur chaque montagne, il y a une pente ascendante que l’homme escalade avec des larmes dans les yeux. Dans chaque plaine, il y a une pente descendante d’où vient l’homme dont maintenant tout le monde parle. Les êtres rares interrogent les horizons en quête d’un chemin qui les mènera à l’endroit où celui qui fut intronisé se tient sur les eaux, avec toute la création autour de Lui.

Dans le miroir dont parlent les Soufis, ils disent : « L’ascension est la descente, aller vers le bas c’est aller vers le haut. Choisis celui que tu vas être : dans le miroir ou hors de lui. » L’être rare dit : « Je suis dans les limbes, aussi il n’y a pas de montée et pas de descente. Je n’ai pas été effrayé quand je me suis vu comme un oiseau tenant une flèche dans son bec et un arc avec ses pattes. J’ai regardé en bas et j’ai su que j’étais en haut. Les montagnes gigantesques étaient comme des grains de blé murs avec leurs dômes brillant à la lumière d’un soleil qui avait un œil blanc, un œil rouge et un voile. Les maisons étaient comme des cailloux dans quelque lointaine terre désolée. Les mers étaient comme des yeux de chat la nuit. Que ferais-je d’un arc et de flèches ? Je dois m’élever haut, haut, haut… »

La pierre est un être qui bat, un être qui a perdu sa langue, un être qui a perdu son regard, un être qui entend le battement des tambours dans la jungle et le coassement des âmes dans les limbes. Un être dont la seule préoccupation est de vivre à jamais en paix sans même un nom, sans même une voix. La pierre est le compagnon de l’oiseau. Les oiseaux se posent toujours sur la pierre, même s’ils sont cachés.

 

Chaque fois que la sueur du front de l’être rare arrive sur le sol, de lui jaillit un monde créé, dont une part lui ressemble et une part non.

Chaque fois que les regards de l’être atteignent le sol, ils mettent en branle les langues qui parlent toutes les langues.

Chaque fois que les rêves de l’être se posent sur le sol, ils mettent en branle doutes et détours.

Chaque fois que les voix de l’être se posent sur le sol, elles mettent en branle chants et mélodies.

Yahya al-Sheikh est expert à suivre la ligne primitive. Il est peut-être celui qui a trouvé le rocher et y a déposé les lignes. Dans son ciel, les cercles naissent des constellations. Il suspend le ciel entre les cornes d’un taureau. Tout ne part-il pas de là et ne finit-il pas là ?

Peut-être est-il celui qui choisit d’être créé à la semblance des êtres. Il assied des magiciens dans le ciel. Dans leurs mains ils ont des crayons. Leur haleine est fraiche et leurs yeux lancent des étincelles. Sur leurs poitrines pendent des chaînes de pierres précieuses qui émettent une lumière qu’on peut voir de très loin. Dans l’eau des prêtres entonnent des hymnes sacrés. Dès que le soleil monte à la surface, un phallus émerge de la mer et répand sa semence sur la terre assoiffée, et la terre en est imprégnée. Il y a de la terre dessus et de la terre dessous. L’imagination de l’être rare infiltre le sol et à chaque pas une source jaillit et si l’âme de quelque être est lavée dans la source, il devient immortel. Mais d’où vient le feu de la création ?

Il vient des doigts de l’être rare.

Yahya al-Sheikh est expert à saisir l’éternelle mélodie. Peut-être est-il celui qui a soufflé le feu de l’éternité dans ce chant poignant.

Comment tient-il le taureau ? Par les cornes, avec ses mains fermes.

Là, pas très loin, se tient le taureau tacheté, le sang gouttant de son corps. Là, pas très loin, gît un homme, exhalant son dernier souffle. Là, pas très loin, une étoile brille au firmament. Là des chevaux hennissent dans la steppe, un homme ne fait qu’un avec sa femme. Une plaine regorge de fleurs et une montagne exsude des forêts. Là une rivière court après un mystérieux rêve.

Yahya al-Sheikh est venu de l’éternelle mémoire de l’eau et de la boue. Il est venu du puissant Irak. Il est venu d’une ancienne et rare pureté.

Il a subi les plus grandes transformations dans le cocon des éléments. Avec l’expérience d’un habile artisan, il a su rapiécer le manteau des dieux. Il a su comment allumer le feu de la question dans la chaudière de l’idée. Il a su que répondre est stérile et que le chemin de l’être rare part d’un caillou lancé dans le désert.

Yahya a atteint ses propres objectifs après avoir diffusé les objectifs des êtres sui vivent dans le monde sauvage. Ses objectifs l’ont submergé et emporté vers leurs vallées. Ils l’ont emmené vers leurs forêts, ils l’ont emmené vers leurs plaines et leurs montagnes. Ils l’ont emmené vers une grande incertitude. Ils l’ont emmené vers une longue et amère lamentation.

Ils l’ont emmené vers un rire incessant. Ils l’ont emmené vers un esprit agité. Ils l’ont emmené vers une existence rare de jour comme de nuit.

Dans cette grande réalisation intellectuelle et artistique, Yahya al-Sheikh expose ses objectifs devant nous selon une extraordinaire dyade : une face diurne, avec une terre blanche et un sol brun, s’affranchissant de ses angoisses, de ses maladies, de sa pauvreté, de sa nostalgie, de son amour, de sa haine. Il est incapable d’agir et il protège sa maison avec des mots sacrés, se défendant de ses peurs au moyen maintenant d’innombrables amulettes. L’autre, nocturne : secret, obscurité, une nuit dans laquelle le gardien est le trésor, la mer est le bateau, l’eau est l’arbre, la montagne est le fourneau, le désert est le scarabée, le cheval est le cavalier, le chasseur est la proie, dans laquelle tout est rien, dans laquelle le crée est le dieu des mots.

Les objectifs de Yahya al-Sheikh, les objectifs de l’être rare.


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