à Moustapha Safouan


    

 

 

Moustapha Safouan, analyste.

Par Christian Hoffmann

 

Moustapha Safouan est né en 1921 à Alexandrie, il nous a quitté dans la nuit du

8 novembre 2020 pour rejoindre, comme il le disait, l'immensité. Il était centenaire, et ce

signifiant avait toute son importance pour lui, il aimait dire à ce propos que St Jean est

mort à 103 ou 104 ans.

 

Durant ses études universitaires de philosophie, il rencontre Émile Bréhier, André

Lalande, Alexandre Koyré, Jean Grenier, John Wisdom, et c'est avec Moustapha Ziwar,

philosophe, médecin et psychologue, premier psychanalyste égyptien, qu'il découvre

l'oeuvre de Sigmund Freud. Ziwar lui conseillera également de faire une psychanalyse,

ce qu'il a fait avec Marc Schlumberger, dont il disait, qu'il ne manquait pas de

«sensibilité à la langue ».

 

Pour choisir un analyste de contrôle, il avait, comme ses camarades, le choix entre une

analyse des conduites avec Daniel Lagache ou une analyse de la parole et du langage

avec Jacques Lacan. Le choix de Lacan s'imposait et il est devenu psychanalyste en

1949. Il sera l'un des premiers à participer à son enseignement. Moustapha Safouan a

suivi Lacan jusqu'à la fin de son École et il était de tous les jurys de la Passe de l'École

Freudienne de Paris.

 

Quand il a quitté, comme étudiant, une première fois l’Égypte, il voulait aller à

Cambridge pour rencontrer Wittgenstein. Ce projet ne pouvant pas se réaliser pour des

raisons administratives, il est venu étudier à la Sorbonne, où il a présenté un projet de

thèse à Bachelard, qu'il dit avoir jeté à la poubelle après cette entrevue. Sa chance a été

alors, comme il le disait, de rencontrer Marc Schlumberger et il est allé à la Société

psychanalytique de Paris, en 1947, où Lacan l’a tout de suite intéressé, « car il était le

seul qui parlait de langage ; il parlait de la parole, ce qui fait que j’ai commencé à penser

qu’il y avait quelque chose à faire en France. Dans le monde anglo-saxon, on parlait du

langage mais pas de la parole. Je lui ai demandé un contrôle».

 

Il retournera en Égypte en décembre 1953, l'année où Lacan avait fait son premier

séminaire à Sainte-Anne. Le coup d’État de Nasser l'a bloqué à l’Université pendant

cinq ans, tout autre travail était impossible et il n’y avait plus de visa de sortie. C'est

pendant cette période en Égypte qu'il a traduit L'interprétation des rêves de Freud en

langue arabe, en compagnie de Greimas. Lors de sa parution, il a envoyé un mot à

Anna Freud qui a demandé à la Hogarth Press de réclamer des droits à l’éditeur.

De retour à Paris, il est enchanté par le séminaire de Lacan sur l'éthique de la

psychanalyse, il en fait un résumé, qui est devenu célèbre, sans jamais être publié.

Nous avions le projet de le publier avec une longue Préface. Le travail est accompli, il

sera publié prochainement.

 

Devenu célèbre, notamment par son art de l'interprétation dans sa pratique de la cure, il

avait saisi très vite que le sujet de l'énonciation est identifié à l'objet a de Lacan, il

devient aussi un travailleur infatigable, il disait souvent qu'il vivait pour travailler et qu'il

ne travaillait pas pour vivre. Il considérait son travail achevé à 98 ans avec la publication

de son ouvrage chez Hermann, La civilisation post-Oedipienne.  Il pensait mourir ce

jour-là, et il disait, qu’il est tombé malade. Il a gardé son air malicieux et son humour

jusqu'à son dernier souffle, on l'entendait dire que chaque fois qu'il avançait vers la

tombe, celle-ci reculait, et qu'il allait finir par penser que la mort l'avait oublié.

De sa pratique d'analyste, Il disait souvent qu'il est entré avec l’Œdipe dans la

psychanalyse et qu'il sort de la psychanalyse avec l'Œdipe. En 50 ans, il a fait la révision

de l'OEdipe, en inscrivant cette découverte de Freud dans les restes de la chute du

patriarcat lors de la société industrielle du 19ème siècle, lorsque les femmes se sont

détournées du désir narcissique des hommes pour le pouvoir, ce que le théâtre de ce

siècle met en scène à travers les pièces d'Ibsen, George Eliot et d'autres grands

écrivains. Sans oublier, la philosophie de Nietzsche, que Moustapha Safouan a passé

des mois à lire avec beaucoup d'intérêt et de plaisir, pour arriver à soutenir dans son

livre de 2015 Regard sur la civilisation oedipienne : « l’Œdipe n’est qu’une forme

culturelle parmi d’autres, qui sont également possibles pour qu’elles accomplissent la

même fonction, qui est la promotion de la fonction de la castration dans le psychisme ».

 

Il avait déjà commencé à développer deux ans auparavant cette thèse dans son livre de

2013 La Psychanalyse : Science, Thérapie - et Cause, en rappelant que la structure

dualiste mène à la mort, et que pour que la coexistence soit possible, il faut qu’il y ait

une loi. Ce qui fait que le tiers, c’est d’abord la loi, la raison fraternelle, celle qui

s’indique dans l’adage hégélien : il n’y a pas de satisfaction de l’un, sans la satisfaction

de l’autre. Cette thèse avait déjà fait l'objet d'un livre, revu en 2010, sur : La parole ou la

mort. Essais sur la division du sujet. Il disait que ce livre est le plus lacanien qu'il a écrit.

C’est à l’étude de cette loi, comme limite à la jouissance, et qui « nous refuse (selon

Freud) la pleine satisfaction (sexuelle) » ou qui entraîne (selon Lacan) qu’il n’y a pas de

rapport sexuel, que Moustapha Safouan a consacré une partie de son oeuvre depuis

ses Études sur l’Œdipe jusque dans ses ouvrages récents pour développer sa théorie

du désir pris entre le sujet désirable et le sujet désirant. Après La civilisation post-

OEdipienne, en 2018, nous avons encore fait un petit opuscule en 2019 sur : De la

dualité à la division du sujet.

 

Dans le livre de 2018, qu'il considérait comme la fin de son travail, il fait l'analyse des

mutations familiales, politiques et sociales qui ont mis la société en faillite au profit de

l'individu néo libéral, pour qui le monde n'est que demande et satisfactions individuelles.

Cette politique n'est pas sans répercutions sur l'analyse, et ceci depuis les années 70,

par le changement des demandes, la transformation des grandes structures subjectives,

et l'apparition de ce qu'il a appelé, en pensant d’abord à l'Homme-aux-Loups8, les « cas

limites » dans l'analyse. Ces cas présentent un risque de faire un épisode psychotique

pendant la cure, sans qu'il y ait une forclusion du nom-du-père, mais parce que la

métaphore paternelle y reste inopérante. Ce qui se produit, d'après Moustapha Safouan,

dans des familles marquées par l'absence de tout désir. Il est parti avec la conscience

de laisser à notre charge ce programme.

Pour terminer, je me permets d'évoquer un rêve du début de ma première tranche

d'analyse où dans le même rêve, je rêvais qu'il était à la place de mon père mort dans

une festivité familiale, et dans la seconde partie de ce rêve j'allais lui raconter ce rêve.

Bref, plus qu'un père, il venait pour moi à la place de l'Autre, d'où l'analyse du transfert

devenait possible. Débarrassé du Maître, nos échanges hebdomadaires, depuis des

années, laissaient toujours vide cette place de l'Autre.

 

Il avait indubitablement l'étincelle, comme le disaient déjà ses collègues à ses débuts.

Ses Œuvres complètes seront publiées avec de nouvelles Préfaces et Présentations de

sa part, aux éditions Hermann.

 

Source : livre numérique dédié - Espace analytique

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