Betty Milan


Février 2020.

Vous êtes brésilienne, psychanalyste et femme de lettres, et vous vivez la moitié de l’année en France, ce qui vous permet de profiter de votre petit-fils qui habite à Paris. Vous avez écrit en langue brésilienne de nombreux livres, romans et essais. Avant de devenir écrivain, vous avez été diplômée de médecine à l’université de São Paulo, vous avez exercé en tant que psychiatre au Brésil et en France et vous vous êtes formée à la psychanalyse auprès de Jacques Lacan. Pendant plusieurs années, à l’invitation Folha de São Paulo et Veja, vous avez tenu la rubrique du « Courrier du cœur » qui a eu beaucoup de succès. Vous en avez tiré plusieurs ouvrages parus chez Record. Un de vos amis qui est aussi auteur érès, membre du comité de rédaction de la revue Insistance, Jacques Barbier, nous en a transmis un extrait, traduites par Danielle Birck. J’ai été tout de suite séduite par votre liberté de ton et votre capacité à énoncer des choses profondes et personnelles à la portée du plus grand nombre. J’ai trouvé que vous arriviez à aborder des sujets importants liés à l’amour, au sexe, aux relations conjugales, familiales… et à la psychanalyse (sans jamais la nommer) avec sensibilité et intelligence en maintenant l’intérêt du lecteur pour les situations diverses qui vous sont exposées dans le courrier du cœur. Et j’ai eu envie de les publier ! Tout en sachant que les éditions érès sont surtout connues et reconnues par un public spécialisé, vous avez accepté de prendre le risque avec nous de brouiller les pistes, de dépasser les clivages entre les disciplines, d’ouvrir un espace de liberté pour tous sans condition de diplôme ni de spécialité. C’est un véritable challenge pour lequel nous comptons sur l’aide des libraires, des médias et de nos fidèles lecteurs !

 

Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire personnel et professionnel ?

Betty Milan : Je suis arrière-petite-fille d’immigrants qui sont partis du Liban à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Pour fuir la guerre et la faim. Ils ont osé faire la traversée et ils ont bien réussi au Brésil, où ils ont commencé comme colporteurs. J’ai donc d’abord vécu dans le Liban du Brésil en écoutant les histoires fantastiques que mon grand-père paternel racontait. Ce que ces immigrants ne racontaient pas, c’était l’histoire de l’immigration sur laquelle j’ai dû faire des recherches pour écrire mes deux romans sur la diaspora.

Ils ne racontaient pas l’histoire pour ne pas se rappeler du drame et parce qu’ils considéraient que leurs descendants pourraient mieux s’intégrer en oubliant le passé. Au Brésil, ils ont été victimes de la xénophobie, mais ils étaient eux aussi xénophobes vis-à-vis des natifs et d’eux-mêmes. Rien n’est pire que l’autoxénophobie. C’est à cause de cette autoxénophobie, qu’après avoir fait ma médecine, j’ai voulu devenir analyste et que je suis allée voir Lacan. Je ne m’imaginais pas que la France finirait par devenir ma seconde patrie. Si je croyais au mektoub, je dirais que c’était écrit, puisque les chrétiens maronites du Liban adoraient la France. J’étais vouée à devenir semi-française.

MFDS : Comment en êtes-vous venue à tenir des chroniques dans la grande presse et à être sollicitée pour répondre au Courrier du cœur ?

BM : Après avoir fait mon analyse avec Lacan, j’ai fondé au Brésil le Collège freudien de Rio, qui a eu un rôle très important dans la diffusion de la théorie lacanienne. Les premières traductions des séminaires ont été faites par les membres du Collège. J’ai traduit les écrits techniques de Freud, édités par Zahar et j’ai voulu que la presse en tienne compte. J’ai eu l’idée d’écrire une auto-interview que j’ai envoyée à un rédacteur en chef. Ça lui a plu et ma collaboration a démarré.

MFDS : Qu’avez-vous fait dans la presse au début de cette collaboration ?

BM : D’abord la critique sociale, et puis de grandes interviews. Parmi ceux que j’ai interviewés, il y a eu Octavio Paz, Michel Serres, Jacques Derrida, Françoise Sagan… Parmi les psychanalystes : Alain Didier-Weil et Gérard Haddad. En réalité, je n’ai jamais arrêté de faire des interviews, parce que j’aime ça. Mes dernières interviews ont été avec Élisabeth Badinter, Élisabeth Roudinesco, au sujet de la biographie de Freud, et Amin Maalouf dont le livre Le naufrage des civilisations m’a éblouie.

MFDS : Et le « Courrier du cœur » ?

BM : Le démarrage n’a pas été facile. Dans les années 1980, O Globo m’avait invitée à prendre la suite de Shere Hite – l’auteure du Rapport Hite – qui y tenait jusqu’alors le « Courrier du cœur ». Le journal me demanda de faire un essai, mais ma contribution ne fut pas retenue : elle n’entrait pas dans le cadre du « politiquement correct ».

Vingt ans plus tard, lorsque j’étais davantage connue, on m’a proposé d’ouvrir une consultation à la Folha de São Paulo. J’ai d’abord fait un essai en répondant à trois lettres de lecteurs et le journal a retenu ma proposition. En vingt ans, les mœurs avaient évolué et une plus grande liberté d’expression s’était fait jour. J’ai fait le « Courrier du cœur » dans la Folha, pendant deux ans, et puis sur le site de Veja, pendant cinq ans. On jouissait d’une grande liberté de presse et les éditeurs étaient très pointus.

MFDS : Quelle méthode avez-vous adoptée pour donner à vos correspondants des éléments pertinents qui leur permettent de comprendre quelque chose à ce qui leur arrive personnellement, mais qui parlent au plus grand nombre ?

BM : Je me permets de dire que j’ai utilisé la méthode lacanienne et qu’il s’agit d’un courrier du cœur lacanien. Pour Lacan, ce qui comptait, c’était ce que l’analysant disait. Il traitait le discours de celui-ci comme un texte. C’est pour ça qu’il a substitué l’interprétation par la ponctuation. J’ai procédé d’une manière analogue. Je faisais une analyse rigoureuse du texte qui m’était envoyé, mettant en relief les mots utilisés, les lapsus et les répétitions. Autrement dit, je traitais le texte de la question comme un analyste traite le discours de son analysant. Je soulignais ce qui était important pour qu’il puisse se voir d’une manière nouvelle et découvrir la raison de son drame. Plus j’ai creusé la subjectivité de mon correspondant, plus les lecteurs se sont identifiés.

MFDS : Ce « Courrier du cœur » a atteint le grand public. À quoi cela est dû, à votre avis ?

BM : J’oubliais ce que j’avais étudié pour pouvoir me pencher librement sur la question posée jusqu’à dénicher la réponse. Je ne m’en remettais alors qu’à mes lectures, aux textes d’autres auteurs, ceux qui m’ont marquée tout au long de ma vie, et ont œuvré sans aucun doute à ma propre éducation sentimentale.

Ce n’est donc pas l’observance de telle ou telle doctrine qui m’a guidée dans ce travail. C’est le désir d’apprendre et de transmettre deux idées de base. D’une part, qu’il est aussi important de se libérer des idées toutes faites que des contraintes sexuelles. D’autre part, que pour s’affranchir de son inconscient, il importe de prendre en compte son existence et d’interpréter ses manifestations quand il faut.

En suivant ce processus, j’ai pu extraire la substance propre à chaque histoire et mettre en valeur la différence de chaque lecteur. C’est peut-être pour cela que j’ai reçu des messages de personnes des deux sexes, d’âges différents et de toutes les catégories sociales.

MFDS : Pouvez-vous nous donner des exemples de situations qui vous sont exposées ?

BM : Dans ma consultation, j’ai été amenée à répondre aux questions les plus variées. Celle de la femme qui ne comprenait pas son désir que son mari soit violent dans l’amour. Celle du mari qui habillait son épouse en call girl et se reprochait d’être un exhibitionniste. Celle du garçon qui préférait faire l’amour avec l’ami qu’avec l’amoureuse, mais n’aimait pas passer pour un gay. Celle du gamin de la favela qui se disait aussi apprécié par de grands délinquants que par le patron de son entreprise et ne savait pas s’il devait prendre le chemin du crime ou l’autre. Ou celle de l’homme qui ne pouvait pas supporter l’attachement de son amie pour son chien.

Je répondais du point de vue de l’écrivain qui a une formation psychanalytique, non de celui de l’analyste. Tout simplement parce que la cure analytique à travers la presse n’existe pas. Tout ce que peut faire le consultant conscient de ses limites est d’indiquer un chemin permettant de déboucher sur une solution. Autrement dit, à moins d’être un illusionniste, il ne peut apporter LA réponse.

MFDS : Ce qui est étonnant, c’est la diversité des personnes qui vous écrivent : jeunes, vieux, femmes, hommes, célibataires, mariés, etc. Beaucoup d’entre eux osent vous contacter parce qu’ils ont apprécié vos réponses publiées précédemment. Comment expliquez-vous cet engouement à l’heure des réseaux sociaux, des blogs et autres médias où tout le monde peut parler à tout le monde ?

BM : J’ai fait ce courrier du cœur avant l’explosion des réseaux sociaux et j’étais effectivement soutenue par la grande presse. Mais il y a aussi la simplicité que j’ai pu atteindre dans mes réponses et cela sans faire aucune concession.

MFDS : En France, la psychanalyse se trouve largement décriée, surtout par les instances politiques et universitaires, qu’en est-il au Brésil ?

BM : Il ne me semble pas que les psychanalystes soient décriés au Brésil. Ils sont encore présents dans la grande presse et à la télévision. Récemment, j’ai participé à un congrès de psychanalyse exceptionnel à Rio, organisé par le Corpo Freudiano, une école dont le fondateur, Marco Antonio Coutinho, s’est d’abord formé au Collège freudien. Il y avait 400 participants et j’ai pu entendre des analyses très pertinentes sur ce qui se passe au pays aujourd’hui, en particulier sur la relation entre le discours du ministre de la Femme, de la Famille et des Droits de l’Homme et le discours nazi. Le Brésil traverse une mauvaise période, mais le Brésil éternel est toujours là et il survivra tant que la planète survit parce que notre culture populaire est très puissante.

 

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