Christian Thorel


 

 

 

Janvier 2011.

Marie-Françoise Dubois Sacrispeyre : Christian, vous dirigez la librairie Ombres blanches qui est aujourd’hui la plus grande librairie de Toulouse. Vous avez toujours été attentif aux projets éditoriaux d’érès en réservant à nos livres une place de choix et en accueillant nos auteurs pour des soirées débats souvent animées. Pourriez-vous présenter votre librairie à nos lecteurs, qui ne sont pas tous toulousains, en nous racontant un bout de son histoire, son projet, ses développements ?

Christian Thorel : La librairie Ombres blanches ouvrit sans inauguration, dans une semi-clandestinité en septembre 1975, sur 80 m2. Elle était une idée de Jean-Paul Archie, ancien collaborateur de Éric Losfeld, puis de François Maspéro. Comme bien des « choses entreprises alors, cette librairie hésitait entre l’engagement littéraire et poétique et l’engagement dans la politique et dans les sciences humaines ». Dès lors, elle prit le cap vers les deux. Avec mon épouse, nous avons repris cette enseigne en 1979. Nous l’avons, par plusieurs transformations et agrandissements, conduite vers ce qu’elle est aujourd’hui, une librairie de 1 500 m2, avec plus de quarante salariés, dont une trentaine de libraires, tous spécialisés. Nous avons voulu conserver le cap des origines et en avons suggéré d’autres à nos lecteurs. 
Les domaines du savoir en sciences humaines et sociales sont restés des obsessions, malgré le retrait des lecteurs à partir des années 1990. Et pourtant, la production éditoriale n’a cessé de gagner en qualité, en particulier par la traduction de livres du monde entier dans les domaines de la philosophie, de l’histoire, de l’économie et de la sociologie. Pour ce qui est de la psychanalyse, frontalement attaquée par les acteurs du biopouvoir, nous continuons d’en soutenir les auteurs, par la présence d’un rayon important et très diversifié, et aussi par l’organisation de plusieurs rencontres mensuelles autour de publications nouvelles, dont celles de érès, maison dont nous apprécions la collaboration et la disponibilité.

MFDS : En tant qu’éditeur indépendant et spécialisé, nous sommes particulièrement préoccupés par le devenir des librairies indépendantes qui défendent la diversité éditoriale et sont un fleuron de notre culture. Quelle est votre analyse de la situation actuelle ? 
Le réseau de librairies en France est unique au monde. Sa densité et sa diversité permettent au mieux de relayer la variété de la production éditoriale, de s’engager pour en promouvoir la part la plus exigeante, particulièrement celle des éditeurs indépendants, cette part qui en est le poumon et qui requiert de fait une attention soutenue, particulièrement dans les secteurs les plus difficiles de l’édition, comme les sciences humaines et sociales.
En dépit de l’éclosion du commerce « moderne » en France dans les années 1970, et de l’explosion de la grande distribution, ce réseau de librairies s’est constitué à partir de 1981 grâce à la loi sur le prix unique. Depuis cette date, ce réseau a pu assurer au cœur des villes la présence de commerces non formatés, différenciés, permettant aux livres une vie dynamique dans la cité, comme des éléments fédérateurs de réflexion, comme des outils citoyens et pas seulement comme des produits de divertissement. Toutes de vocation et de liaison entre le livre et leur écosystème social et culturel, les librairies sont ainsi des lieux de rencontres, de débats, d’échanges d’idées, incontournables d’une vraie vie urbaine.
Comment faire aujourd’hui pour maintenir cette indispensable présence, dans un environnement menacé par l’inaccessibilité des locaux commerciaux aux loyers aberrants, par la disparition d’un peuplement socialement diversifié des centres des villes, par le rejet des classes moyennes en périphérie, tous facteurs conséquences de la nouvelle spéculation immobilière ? Comment résister aux nouveaux modes de consommation, aux nouvelles technologies ? Comment inverser le désengagement envers la lecture, comment rendre des économies précaires, peu rentables, compatibles avec un culte de l’argent et de la réussite financière qui oppresse les individus, les rendent dépendants, les isolant de mondes aux contours plus flous, mais plus essentiels, aux objectifs plus modestes, comme ceux des livres, et de la création littéraire et artistique ? Autant de premières questions qui nous obsèdent, particulièrement ceux qui sont à l’heure de prochaines transmissions.

MFDS : Nous constatons d’année en année la montée en puissance des librairies en ligne. Que pensez-vous de cette évolution ? Quel danger cela représente-t-il pour la pérennité des librairies de centre-ville ? Croyez-vous possible d’endiguer ce phénomène ? 

Christian Thorel : J’évoquais juste avant votre question ce problème de la vente en ligne. Je l’imagerais de deux manières. La première consiste pour le lecteur à se poser la question de son rapport à la diversité et au risque de la confrontation avec la chose inconnue, avec le livre inconnu. Les librairies en sont les lieux de vie, les librairies sont les lieux où l’on vient trouver les livres que l’on ne cherche pas, quand on se laisse prendre par la peur et par le désir, entre la raison et l’émotion des sens, de la vue, du toucher, de l’odorat. Abandonner ce rapport au livre pour la froide résolution et la banalité de l’achat en ligne des livres que l’on connaît (par un journal, par la presse professionnelle, par le Web, par un ami…), c’est se résoudre à laisser modeler son goût, sa conscience, par des tiers, sans prendre le risque de la décision solitaire ou de la médiation du libraire et de son offre, de la mise en espace « réelle » des livres, que jamais la mise en espace virtuelle 
n’arrivera à imiter. 
La deuxième manière d’illustrer, par une touche presque comique, mon opposition résolue à la puissance monopolistique de ce commerce est provoquée par le projet avancé par Amazon de régler la question des retours des cadeaux de Noël renvoyés au site de façon massive (30 % de retours de livres qui ne donnent pas satisfaction à ceux qui les reçoivent d’un parent ou d’un ami, source Livres-Hebdo de janvier 2011). Le brevet déposé par le site américain, afin de faire des économies sur un poste qui grève leurs finances, est ubuesque et montre les limites de ce mode de commerce. On ne peut d’évidence pas choisir un cadeau dans l’espace restrictif de l’écran sans avoir une chance sur trois de se tromper. Les retours de cadeaux à Ombres blanches sont inférieurs à un demi pour cent. L’offre, la visibilité et le conseil pourvoient à ce que les pages à l’écran rendent impossible la générosité de l’acte. Il reste ainsi à Amazon à règlementer le mode d’achat en virtualisant le cadeau. Pour éviter la déception, on va la prévenir par mail. Amazon rend le cadeau à ce qui l’origine, l’intention. Pourquoi pas l’étape suivante, qui serait d’en supprimer l’objet, le livre. Cela ferait à coup sûr des économies notables pour cette entreprise avide de profits. 
Pour ma part, j’espère que l’étape suivante sera celle du retour du lecteur vers sa librairie et le commerce des livres par ses équipes.
Je n’ai pour autant pas oublié que le commerce sur Internet peut rendre des services. Nous avons depuis six ans un site de vente en ligne, qui fonctionne parfaitement, qui sert l’un de nos 110 000 titres en 48 heures, et qui permet de consulter ou d’acheter dans une base de 500 000 références. La partie la plus importante de ce site est consacrée aux bibliographies, il est aussi un site d’informations sur toutes nos activités culturelles. Mais le cœur de notre métier est le livre en ville, Internet ne représentant que 1 % de l’activité commerciale. Je souhaite la développer à une mesure raisonnable, qui n’excèdera pas 3 % de notre chiffre global. Une partie des achats sur le Net est d’ailleurs retirée en magasin.  
Le comportement des lecteurs de sciences humaines m’inquiète. Il semble que plus d’une vente sur cinq des livres des catégories du savoir, des essais, de la recherche, se fait sur le Net. L’absence de discernement politique et économique qui prélude à cela, le recours à la facilité du geste du doigt sur la souris, à l’immédiateté qui caractérise un réflexe nouveau, tout cela me désole. Le public des universités, comme celui des métiers du social et de la santé, doit comprendre qu’un livre a besoin d’un réseau de librairies pour une mise en place de départ, pour exister. Priver ce réseau de ses ventes, l’amputer d’un cinquième aujourd’hui, du tiers demain (?), c’est affaiblir les chances de naissance d’une partie de la production qui s’appuie sur ces commerces où s’amplifie le son de la création émis par un livre. Sans oublier que le risque de monopole par des entreprises de taille mondiale fait courir à nos éditeurs. 
La ville n’est pas devenue à ce point infréquentable que l’on s’en détourne aux fins de cultiver plus encore le cadre de son intimité. Ce tropisme de l’isolement par l’entremise des écrans est angoissant pour l’avenir de nos cadres de vie collective. Et pour la diffusion des idées de visage à visage, de corps à corps.

MFDS : Depuis quelques années, les éditeurs parlent beaucoup de diffusion numérique de leurs livres. Si pour l’instant la réalité économique n’est pas significative, l’interprofession est très fortement mobilisée et avec l’arrivée des nouvelles tablettes, la demande numérique risque de s’accélérer. De notre côté, nous avons depuis 2005 une expérience positive de diffusion numérique de nos revues spécialisées via le portail de revues de sciences sociales et humaines CAIRN. Que pensez-vous de tout cela ? Quelle place les libraires pourront-ils tenir dans ce nouveau mode de diffusion ? Comment vous y préparez-vous ? 

Christina Thorel : Ce nouveau format des livres, immatériel, est un progrès formidable pour la mise à disposition de livres de toute provenance, de toute époque par le biais d’ordinateurs ou de supports nomades. Pourvu que la question des droits soit respectée par les opérateurs qui se lancent dans ce « marché ». Or, ces derniers ne sont respectueux des modes de propriété intellectuelle que lorsqu’ils ne viennent pas troubler le profit recherché dans l’eldorado des contenus. Il reste aussi à évaluer la part du numérique. Certains prétendent qu’elle ne dépasserait pas 15 % du marché du livre. C’est évidemment énorme, mais laisserait au monde du livre papier un espace politique et culturel majeur.  
Que les éditeurs de demain soient Google, Apple, ou bien des agents littéraires venant du monde du juridique, m’inquiète. La médiation dans le monde des livres, monde peu rentable, requiert un désintérêt que les maisons indépendantes, comme la vôtre, manifestent par un engagement fort, un travail d’écoute, de prospection, de risque, une passion.
Nos librairies seront des partenaires de cette évolution, si les éditeurs leur permettent une place. Mais il faut savoir qu’à ce jour aucun modèle économique du livre numérique n’est sûr. Et en particulier on ignore la part des médiateurs, souvent rejetés par l’illusion de la vente directe du producteur au lecteur. Chez Ombres blanches, nous avons intégré dans le site Internet de la librairie la diffusion des livres numériques disponibles. Et nous aurons, dès février, une première borne accessible pour le public en magasin. En attendant l’interopérabilité, ces livres seront disponibles sous les formats électroniques principaux diffusés. 

Mais nous espérons un avenir sans limites pour les livres de papier.

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