Entretien avec Catherine Joye Bruno


 

 

   Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Catherine Joye Bruno,
   vous êtes psychanalyste à Paris.
   Vous êtes membre de l’association Le pari de Lacan créée à la place
   de l’Association de psychanalyse Jacques Lacan,
   dissoute en 2018.
   Vous avez participé à la création de la revue psychanalyse
   dont le numéro 1 est paru chez érès en 2004
   et qui est devenue semestrielle en 2018 sous le titre
   Psychanalyse yetu. Depuis le début de l’année 2021,
   vous êtes la nouvelle directrice de la revue.
   Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs les circonstances
   de la naissance de la revue, son projet de départ,
   son originalité par rapport aux nombreuses revues existantes
   (notamment chez érès) ?

 

Catherine Joye Bruno : La revue a été créée sous l’impulsion de Pierre Bruno, suite à la création de l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan (apjl). Son ambition, selon le vœu de Lacan, était de contribuer à « ré-inventer » la psychanalyse. Ce vœu apparut dans un contexte de crise dans l’École de la cause freudienne, mais aussi dans un contexte de dispersion des psychanalystes, après la dissolution en 1980 par Jacques Lacan de cette école. L’objectif de la revue était donc de construire une orientation psychanalytique identifiable, tout en ne se dérobant ni au débat ni à la critique ni à la confrontation avec d’autres orientations.

Il avait été décidé que cette revue ne serait pas une revue de l’association afin de se prémunir contre un risque d’endogamie, qui contredit la psychanalyse. En somme, entre l’association et la revue a été mis en place un lien de filiation/séparation, qui a permis d’éviter un asservissement transférentiel à un maître institué et de ne pas prétendre exercer un monopole du « faire école ». Ce lien a été dit « sup­plé­mentaire », signifiant que Lacan a choisi pour évoquer la jouissance féminine.

Les articles composant notre revue peuvent donc provenir de psychanalystes extérieurs à l’association (qui est devenue Le pari de Lacan). Nous sommes aussi attentifs aux champs culturels pouvant concerner la psychanalyse (sciences, art, littérature, cinéma etc.).

 

MFDS : Lors de sa création, le collectif de rédaction a souhaité développer la revue autour de rubriques (Théorie, L’association, La passe…) et non pas autour d’un thème. Depuis le numéro 41, chaque numéro affiche un titre tout en laissant une grande place aux rubriques. Ces changements correspondent-ils à une évolution des objectifs de la revue ?

CJB : Ce choix d’une focalisation de la revue autour d’un titre part d’un constat : les lecteurs occasionnels (en dehors donc des membres de l’association et des abonnés) se décident souvent à l’achat d’une revue de psychanalyse en fonction de leur intérêt pour telle ou telle question. Au-delà cependant de ce constat, lié à notre recherche d’une audience aussi large que possible, le choix, pour chaque numéro, d’une question se fait en fonction de notre appréciation de ce qui nous semble, dans la conjoncture théorique, crucial : ainsi « Commencements d’une psychanalyse », « Rectification subjective », « Transcendance profane », « Pulsion et regard », « Philosophie et psychanalyse », « Réveil et rêve », « Barbarie et psychanalyse », et « L’argent » pour le numéro de printemps 2022.

Nous gardons cependant notre cartographie initiale par rubriques, dont le choix, là encore, fait signe de notre orientation. Notre revue accorde notamment une place importante (sans doute est-ce la revue de psychanalyse qui aborde le plus cette question) à la passe, et elle propose aussi une rubrique intitulée « La structure », qui vise une exploration systématique des écrits et des séminaires de Lacan sur telle ou telle question majeure : Le père et ses noms, La fonction phallique, Symptôme et sinthome. Nous réservons aussi une place non négligeable à la clinique psychanalytique. Encore récemment, une nouvelle rubrique intitulée « Le Cardo » a vu le jour. Elle constitue une invitation aux écrits qui ont pu se constituer dans le cadre du dispositif toulousain Rencontres cliniques freudiennes. Ce dispositif renouvelle l’expérience des présentations de malades telles que Lacan les avait menées de 1955 à 1980.

 

MFDS : Quels sont les thèmes que vous avez retenus pour 2022 ?

CJB : Le prochain numéro, qui sortira en mars, est consacré à « L’argent ». En parcourant ce thème, le lecteur trouvera un article sur le rapport de l’homme aux rats à l’argent, un autre sur ce même rapport chez l’homme aux loups, puis un article qui questionne la possibilité d’une psychanalyse sans argent. Enfin, à la demande des éditeurs mexicains de The Marx Through Lacan Vocabulary, qui doit paraître aux États-Unis début 2022 (puis ensuite en espagnol et en français), Pierre Bruno a écrit un article-mise au point sur l’argent chez Marx, Freud et Lacan. Cependant, les textes liés au thème ne sont pas que psychanalytiques. Le lecteur pourra ainsi découvrir un article sur la pièce de monnaie primitive articulée au regard, de l’anthropologue des sociétés anciennes et des écritures Clarisse Herrenschmidt, un autre sur les cryptomonnaies. Au-delà du thème, les rubriques habituelles sont au rendez-vous, avec entre autres « La structure » qui poursuit le travail entamé sur Symptôme et sinthome, et « L’Essai mineur », consacré aux passions, au cœur du transfert.

Viendra en septembre le numéro 50 « L’éventail du sexe », dans lequel nous aurons à nous intéresser aux théories du genre. On sait que les théories du genre, en partie redevables aux thèses de Michel Foucault, notamment sur la norme et la loi, sont aujourd’hui à la lumière des rampes. Les psychanalystes sont d’ailleurs partagés sur cette question : les uns soucieux de préserver le primat du Nom-du-Père, les autres accueillant à bras ouverts l’ouverture ultra-libérale qu’offrirait le remplacement du sexe par les modalités inépuisables du genre pour actualiser ou rectifier une conception à leurs yeux trop prude de Freud, et même de Lacan, sur la sexualité. Pourtant, la série lgbtq est loin d’être une nouveauté historique. La notion de trans par exemple se retrouve dans nombre de sociétés d’Europe centrale ou dans des sociétés amérindiennes. Pour notre part, nous proposerons de reprendre la question de la sexuation dans son lien avec la filiation d’un côté et le symptôme de l’autre, en essayant de ne céder ni aux sirènes conservatrices ni aux trolls pseudo-modernistes. Enfin pour aborder 2023, le numéro 51 « L’abyme du pouvoir » nous permettra de traiter du lien entre psychanalyse et politique, et des questions lourdes que l’exploration de ce lien recèle : la place des sujets psychotiques dans les pyramides de pouvoir, la figure contemporaine du malaise dans la civilisation, le statut du mal, toutes ces questions et d’autres encore avec l’éclairage de ce que Lacan a produit comme éthique (mot bien galvaudé de nos jours) de la psychanalyse.

 

MFDS : Quels sont les projets de la revue ? Même si la période n’est pas propice aux rencontres, des rendez-vous sont-ils prévus avec vos lecteurs et ceux qui pourraient découvrir la revue à cette occasion ?

 

CJB : Un grand rendez-vous est prévu les 11 et 12 juin 2022, à Paris (Sorbonne université- Campus Pierre et Marie Curie) sous le titre, un peu provocateur : « En finir avec la psychanalyse ? » La rencontre se jouera en trois actes : dans le premier, deux analystes de l’École témoigneront de leurs parcours, puis suivra une exploration des dernières conceptions de Lacan sur la fin et la passe ; une dernière scène abordera ce qu’il en est après la passe. Le deuxième acte sera centré sur la psychanalyse et la psychose, et s’interrogera sur une certaine pusillanimité des psychanalystes à cet endroit. Enfin, les acteurs du troisième acte (peintre, cinéaste, poète, politique) tenteront de proposer une réponse à la question posée par Lacan en 1967 : qui prendra, au moyen de ses écrits, le relais quand la psychanalyse aura rendu les armes « devant les impasses croissantes de la civilisation » ?

En dehors de cette manifestation majeure, nous poursuivrons nos initiatives pour présenter chaque numéro, à sa sortie, dans telle ou telle librairie de telle ou telle ville. 

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