Entretien avec Charles Gardou


 

 

    Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Charles, tu es anthropologue
    et professeur des Universités. Tu consacres tes recherches
    et tes publications à la diversité et aux fragilités humaines.
    Tu es particulièrement engagé en faveur
    des droits des personnes en situation de handicap
    et de leur participation effective en tout domaine.
    Après Handicaps, handicapés : le regard interrogé,
    ton premier livre paru aux éditions érès en 1991,
    tu as publié plus de vingt ouvrages.
   Depuis lors, tu as fondé et diriges la collection
   « Connaissances de la diversité » qui compte aujourd’hui une centaine de titres.
    Peux-tu nous en parler ?

 

Charles Gardou : Oui, c’est grâce à ta confiance et à celle de Jean Sacrispeyre que j’ai pu créer la collection « Connaissances de l’éducation » en 1995, quatre ans après ma première publication chez érès, ultérieurement devenue « Connaissances de la diversité ». Elle a grandi jusqu’à rassembler aujourd’hui près de cent ouvrages, écrits par une variété d’auteurs : philosophes, anthropologues, sociologues, cliniciens et autres chercheurs, formateurs, acteurs de l’éducation, de la petite enfance ou du travail social, soignants, professionnels de l’art
et de la culture mais également personnes elles-mêmes en situation de handicap ou leurs proches.

Forte de cette pluralité de points de vue, elle aborde des thématiques liées aux situations de handicap mais, bien plus amplement, des questions humaines et sociales vives : l’autonomie et la citoyenneté, la santé, l’éthique et la déontologie, la vie psychique et affective, l’éducation familiale et scolaire, la vie professionnelle, l’art et la culture, le sport et les loisirs, la vie en situation de grande dépendance.

Parce qu’elle est considérée dans sa transversalité et son universalité, la problématique du handicap vient éclairer les différentes facettes de la pensée sociale et ses angles morts. De sorte que le lectorat n’a cessé de s’élargir et de se diversifier.

À titre d’exemples, permets-moi de citer quelques livres récents reflétant la mosaïque de thématiques et d’auteurs, sans oublier pour autant les nombreux livres qui les précèdent ou sont en gestation : dans le domaine de l’art et de la culture, Présence du handicap dans le spectacle vivant d’Olivier Couder, pionnier mêlant théâtre et handicap ; dans le champ de l’éducation, L’école inclusive, entre idéalisme et réalité de Sylviane Corbion, enseignante spécialisée ; en matière de supports pratiques à l’usage des parents et des professionnels, Handicaps, les chemins de l’autonomie de Gloria Laxer, spécialiste de l’autisme ; dans le secteur des troubles psychiques, Handicap et relations aux pairs de Clémence Dayan et Régine Scelles, toutes deux psychologues ; dans le champ de la philosophie, Les invalidés de Bertrand Quentin et L’épreuve du temps de Pierre Ancet ; sur le vécu des personnes concernées, Comprendre la condition handicapée d’Henri-Jacques Stiker, anthropologue et historien ; sur le versant de la citoyenneté et de la participation sociale, La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule, dont je suis l’auteur ; La société inclusive, jusqu’où aller ? de Pierre Suc-Mella, professeur associé à Sciences Po Toulouse. Et à paraître très prochainement, Handicap, pour une révolution participative de Loïc Andrien et Coralie Sarrazin, qui porte sur la question de l’auto-détermination.

En bref, le challenge que cette collection est de faire enfin place aux fragilités dans le champ d’un entendement éclairé, afin qu’il n’y ait plus d’exclus de la pensée universelle. Il s’agit, d’une part, de situer dans la pensée l’impensé que constitue encore le handicap ; d’autre part, de développer une réflexion originale, tout en posant comme principe le refus de réduire les problèmes qui lui sont liés à une classe de questions particulières. Ce qui conduit, non à gommer les singularités liées au fonctionnement inégal du corps ou de l’esprit, aux aptitudes, aux inclinations ou aux circonstances de vie, mais à proposer des adaptations, des compensations, des accommodements, des accompagnements, des médiations et autres modalités de suppléance ou de contournement pour pallier les inégalités de nature ou de situation.

Ainsi, dans une recherche de juste équilibre entre proximité et distanciation, entre pratique et théorie, les auteurs s’efforcent d’ouvrir la voie à des pratiques et des organisations inclusives, plus favorables à tous et, en particulier, aux personnes en difficulté, leur permettant de trouver place dans une société où la norme et la compétition font loi.

 

MFDS : Au cours des dernières décennies, la prise en compte des personnes en situation de handicap s’est sensiblement améliorée dans notre société mais pas autant que souhaité et souhaitable. À ce propos, ton livre paru en 2011 La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule, est devenu une référence. Comme tu le dis toi-même en t’en étonnant, on a l’impression que ce livre vient de paraître tant son propos s’inscrit dans l’actualité sociale et politique. Tu es plus que jamais sollicité pour en parler auprès de différentes instances et lors de tes conférences…

 

CG : C’est vrai, La société inclusive, parlons-en ! maintes fois réédité et traduit en d’autres langues, a rencontré un écho qui a excédé de toutes parts les espérances initiales. Peut-être parce qu’il interroge tout un chacun et fait de l’événement individuel à portée collective, que constitue le handicap, un puissant signifiant culturel et social. Plus : une question politique, au sens premier et noble du terme, c’est-à-dire concernant la vie de la Cité.

En conséquence, il invite à se départir de représentations traditionnelles et convenues, qui véhiculent des schèmes de pensée et d’action réduisant le handicap à une manifestation pathologique individuelle, à un état biopsychologique individuel et à se satisfaire d’une médicalisation des difficultés qu’il engendre. Loin d’une approche particulariste qui hypertrophie le dissemblable, sous-dimensionne le commun et fait d’une blessure du corps ou de l’esprit une différence radicale, il place le focus sur l’adaptation de l’environnement, des pratiques, des institutions, des politiques sociales.

Plus profondément, il met en lumière le défi à laquelle notre société tout entière est confrontée : faire de la société un « chez soi pour tous », quels que soient les aléas de la naissance et du cours de la vie. Le mouvement inclusif y est conçu comme nouveau cadre de pensée sociale bousculant en profondeur notre forme culturelle, sachant que tous les morceaux de la mosaïque sociale sont concernés, de la petite enfance jusqu’au grand âge. C’est de la diversité et de l’unité de l’humain dont il est question, bien au-delà d’un postulat généreux.

Je conçois la visée inclusive comme un rempart contre le vent mauvais des monopoles, des territoires clos et autres chapelles, qui, en fragilisant le tissu communautaire, contribuent à déciviliser. Car, tant qu’il y aura place pour les exclusivités, le contrat inclusif ne sera pas rempli. Retrouver le sens du patrimoine humain et social commun, c’est le primum movens.

 

MFDS : Tu as souhaité écrire une suite incarnée de La société inclusive, parlons-en ! Elle lie, dans une relation dialectique, ta posture d’anthropologue et universitaire avec celle de père d’une fille affectée d’une maladie rare. Sous le titre La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines, cet essai à la fois personnel et universel paraîtra le 3 mars. Comment l’as-tu conçu ? Qu’est-ce qui le spécifie ?

 

CG : Dans ce livre, j’ai voulu effectivement conjuguer ma « confrontation de l’intérieur »
à la maladie de ma fille et mes conceptions du handicap, de la société ou du monde. C’est, j’en conviens, une démarche périlleuse et peu orthodoxe pour un universitaire, que l’on n’attend guère sur ce registre. Mais n’est-on pas aussi anthropologue, particulièrement dans le champ des situations de handicap, avec ce que l’on porte en soi, avec ce qui nous affecte, déstabilise ou perturbe ? Ce qui s’avère peut-être tout aussi décisif que le savoir par ailleurs accumulé.

Je dois toutefois t’avouer qu’un voyant rouge a longtemps clignoté en moi : qu’est-ce qui, à partir de mon point de voir et de vivre singulier, méritait d’être élaboré et transmis ? Parviendrais-je à donner à comprendre à d’autres ce que moi-même je ne comprends que bien imparfaitement ? Je crois que ce qui m’a aidé à sauter le pas est une nouvelle lecture – je l’ai si souvent relu ! – de Vivre à corps perdu de Robert Murphy, paru dans la collection « Terre Humaine » chez Plon. Cet anthropologue de l’université Columbia à New-York, décédé en 1990, ne s’exprimait pas, lui, comme père, mais à partir de sa propre expérience du handicap consécutif à une tumeur à la moëlle épinière, qui le paralysa progressivement et le rendit paraplégique seize années durant. Il décida alors d’analyser son quotidien radicalement transformé et la perturbation des rapports avec l’entourage familial et professionnel.

De même, mon livre – qui n’est pas un témoignage stricto sensu – marie l’intime d’une histoire singulière et l’immensité de l’universel qui la dépasse. Il ouvre sur des interrogations anthropologiques ou politiques qui traversent nos vies et notre temps : la diversité et l’unité des humains ; les variations de leur condition, reconnue à sa source, avec ses oscillations biologiques, culturelles ou situationnelles, parfois désarmantes ; les frontières que l’expérience de la fragilité trace entre les êtres ; les dommages d’une conception pyramidale des vies ; les plis et replis de la société, sa vulnérabilité systémique et ses défis face aux violences qui la dénaturent. Il questionne ainsi, plus encore que le précédent, la signification impensée d’une Cité inclusive et les dommages de ce qui constitue son envers : une Cité exclusive, qui s’habitue à tenir en marge les plus fragiles.

Tu évoques mon engagement. Il est clair que la sommation silencieuse de ma fille, qui n’autorise pas de dérobade, a fait de moi un chercheur « embarqué », selon le mot de Pascal, repris par Sartre et Camus : non pas le militant d’une idéologie ou le soldat d’une doctrine, mais un acteur-chercheur engagé, avec une distance critique, dans une cause qui me pousse à chercher l’inaltérable par-delà ce qui est altéré. Elle a, sans nul doute, balisé ma route, modelé mes enseignements et mes recherches. Le corps à corps avec sa fragilité de source est en quelque sorte mon plan incliné pour « penser monde », pour reprendre Edouard Glissant.

J’en viens aux derniers termes de ta question : qu’est-ce qui spécifie le plus ce livre ? D’abord, le fait qu’il solidarise sensible, intelligible, culturel et social, sans surévaluer l’un au détriment de l’autre. Il atteste la continuité entre l’expérience sensible et l’intelligible, en montrant que le désir de comprendre de manière sensible n’est pas un renoncement à la rationalité. Il souligne que des domaines, artificiellement séparés dans notre culture, méritent d’être pensés ensemble : la connaissance, le politique, l’éthique, l’être vivant, pensant, désirant, souffrant. Au demeurant, par-delà ma propre expérience, j’essaie de donner à comprendre que, en ce domaine, pire que le défaut de connaissance, est la croyance en un savoir surplombant, appuyé sur un seul arsenal théorique, hors sol. S’il est une possibilité de compréhension de la fragilité humaine aux multiples visages, le savoir de l’intérieur, en première personne, l’expertise par le dedans, informelle, existentielle, nourrissent de manière irremplaçable les savoirs de l’extérieur, plus distanciés et formels. Au final, j’ai voulu un livre réaliste, qui n’aseptise pas les réalités de vie de ma fille ni celles du monde envi­ronnant, avec ses contradictions, ses zones d’ombre, ses trous noirs. Avec ses exclusivités et ses exclusions, qui affectent des personnes en situation de handicap mais aussi nombre de nos aînés, des populations isolées ou nomades, des minorités linguistiques ou culturelles et autres membres de groupes défavorisés, marginalisés et discriminés.

Mes derniers mots seront pour te dire que, à l’instant des dernières lignes de cet ouvrage, je me suis interrogé : qu’en feront les lecteurs par-delà ce qu’il représente à mes yeux ? Certains s’y reconnaîtront, tandis que d’autres s’en sentiront éloignés tant il apparaîtra étranger à leur vie. Les itinéraires existentiels et les manières d’y réagir sont si singuliers ! 

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