Jean-Claude Benoit


Février 2007.

 

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Cela fait désormais 15 ans qu’érès travaille avec vous, Jean-Claude Benoit, autour de la collection « Relations ». Vous étiez déjà largement au fait des phénomènes éditoriaux puisque vous aviez développé une collection aux ESF avec Claude Chichet qui dirigeait cette maison d’éditions avant qu’elle ne soit rachetée. Depuis donc 1992, vous animez chez érès la collection « Relations » qui, en référence à la théorie des systèmes chère à Gregory Bateson, accueille des ouvrages cliniques dans le champ de la santé mentale et de la thérapie familiale. La revue Thérapie familiale, publiée par Médecine et hygiène, est d’ailleurs un de nos partenaires privilégiés et a accompagné la naissance et le développement de la collection. Le comité de rédaction de la revue est aussi impliqué à des titres divers dans la collection. Psychiatre hospitalier, médecin chef de service à l’hôpital de Villejuif, vous avez une grande expérience clinique et de direction d’équipes pluridisciplinaire.

C’est à partir d’elle que vous avez écrit de nombreux livres, chez érès (Schizophrénies au quotidien, 2006 ; Patients, familles et soignants,1992, rééd 2003, Double lien, schizophrénie et croissance, 2000) mais aussi ailleurs (Dictionnaire clinique des thérapies familiales,ESF, 1988 notamment), et qu’il vous a paru important de valoriser les travaux de vos collègues. Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire et de vos choix théoriques ? Comment avez-vous rencontré la théorie systémique ?
Qu’est-ce qu’elle vous a paru apporter par rapport aux autres systèmes de pensée en vigueur en psychiatrie ?

Jean-Claude Benoit : Tout d’abord, je dois absolument et surtout vous remercier, vous, votre père et votre équipe, pour cette aventure éditoriale si positive offerte au mouvement « familio-systémique ». Vos éditions érès ont présenté sur une quinzaine d’années plus d’une trentaine d’ouvrages cliniques et psychothérapiques dans la mouvance éco-systémique. Cette diversité croissante présente dans « Relations » est quasiment unique en francophonie. Pour ma part, cela reflète une moitié de ma vie professionnelle : les soins donnés en psychiatrie publique, en tant que médecin-chef de service et de secteur.
Ce sont les travaux de l’anthropologue angloaméricain Gregory Bateson qui ont apporté les bases définitives de travail familio-systémique dans les soins donnés aux malades mentaux, et en particulier dans les troubles schizophréniques précoces d’adolescents ou de jeunes adultes. Bien que minoritaire, ce travail soignant intégrant patients, familles et soignants, a fait ses preuves, en déterminant une complète mutation thérapeutique, en particulier dans les troubles mentaux les plus graves. Bien entendu, les médicaments modernes (psychotropes) sont indispensables, mais ils deviennent alors les adjuvants vers une évolution d’apaisement et de meilleure réintégration des psychotiques dans leur environnement familial et social. La rencontre avec la théorie systémique apporte un nouveau mode de perception de ces troubles graves et de leur évolution finalement positive. Il s’agit d’une mutation collective qu’assume le psychiatre responsable de la gestion de soins, ceux-ci étant habituellement imposés. Et les équipes accueillent de façon positive cette atténuation des troubles vécus par l’ensemble soignants-soignés. Bateson fut successivement biologiste, anthropologue, cybernéticien, épistémologue, créateur de la théorie éco-systémique, penseur au plan social et tout autant inclus lui-même dans les mutations scientifiques et sociales de la deuxième moitié du siècle dernier. Il a vécu dix années au contact des malades mentaux de l’hôpital psychiatrique de Palo Alto. Son oeuvre écrite est exceptionnelle. Je lui ai consacré un livre : Gregory Bateson. La crise des éco systèmes humains (Georg, 2004).

Toute la seconde partie de ma vie professionnelle, de 1971 à 1993, s’est passée en cette présence, comme en témoignent mes ouvrages, glissés dans la collection « Relations ». Mais cela faisait suite à une vingtaine d’années marquées par d’autres « inspirations »… ou aspirations. Dans l’ordre : la narco-analyse de Jean Sutter, le Rêve éveillé dirigé de Robert Desoille, la relaxation de Schultz, la théorie de l’anticipation de Jean Sutter et de Mario Berta, les thérapies de groupe, voire un peu de gestalt- thérapie. L’Uruguayen Berta fut pour moi un didacticien exemplaire, au cours de rencontres et d’échanges par courrier.

 

MFDS : Aux éditions érès, nous sommes largement impliqués dans le domaine de la psychanalyse qui est l’une des références principales de nos diverses collections. Mais comme nous avons toujours voulu que notre catalogue traduise la multiplicité des courants issus de l’héritage freudien, nous nous sommes attachés à proposer à nos lecteurs différentes approches de la souffrance humaine, dans la mesure où elles témoignent d’une attention à la personne et à son environnement, dans une perspective humaniste. La collection « Relations » s’inscrit tout à fait dans cette lignée. Certains de vos détracteurs vous assimilent aux courants cognitiviste et comportementaliste qui ont une visée plus « normative et adaptatrice ». Comment vous situez-vous pas rapport à ceux-ci, souvent venus d’Amérique, comme d’ailleurs la théorie des systèmes ?

JCB : Cela ne me gêne pas de me situer par rapport à Freud ou à Jung, à l’Amérique du Nord ou du Sud, pas plus qu’aux thérapies comportementalistes ; il faut de tout pour faire un monde. Dans nos institutions psychiatriques publiques, il y a toujours un peu de ceci et un peu de cela, en fonction des personnes et de leurs formations préférées. En fait, chacun affronte là, à sa façon, le poids des troubles et des passages à l’acte psychotiques. Il appartient au médecin-chef de service et de secteur d’aider à sa façon la coévolution de ces ensembles agités et souffrants, bruyants souvent. La sectorisation du recrutement des malades assure la continuité de leurs soins : elle crée un lien familial direct, in situ, bien défini. Nous cohabitons avec des familles, « nos familles ». Tel est le contexte, à la française, qui nous fut donné au début des années 1970. Il faut travailler dans ce climat notre responsabilité sociale face aux grands désordres mentaux. C’est un champ social personnalisé dans lequel peut être proposée une approche familio-sociale dans la continuité. La famille est là, pas loin de nous, et nous sommes là pour elle tout autant. Un malade psychotique, c’est une famille présente même lorsqu’elle se cache et s’absente, qu’il faut attirer dans le soin collectif.

Ce modèle « batesonien » s’applique plutôt aisément, même s’il exige une formation adéquate.
Il correspond à une vérité anthropologique fondamentale : nul ne grandit sans les siens. Les soignants vont vers un travail d’équipe favorisé par l’élucidation concrète des intrusions, manipulations cachées et autres manoeuvres « pour ne pas changer », que ces familles leur imposent : il faut faire venir ces liens clairement dans l’institution, en présence du malade, en lui laissant la gestion de ces rencontres. Après tout, c’est lui qui connaît le mieux les manipulations échangées souvent depuis longtemps entre lui et les siens. L’entretien familio-systémique géré autant qu’il est possible par le malade est une clef magique pour retrouver la croissance affective dans le collectif familial et laisser un peu respirer les soignants. Toute croissance est collective. Telle est aussi la voie pour décoder au cas par cas les « doubles liens » décrits par Bateson à l’hôpital psychiatrique de Palo Alto. Double bind fut malheureusement traduit par « double contrainte », ce qui nous ramène à une cybernétique machiniste, fût-elle électronique. Ici ce qui passe, ce sont des messages affectifs, vécus et partagés dans cet univers familial, si intense, quel qu’il soit. Dans ce modèle, on grandit toute sa vie durant. Dans le secteur de psychiatrie publique, il s’agit d’organiser l’espace de ces coévolutions, donc d’espérer une croissance collective que, bien entendu, les médications facilitent. Ce ne sont pas des « contraintes » qu’il faut lever magiquement, c’est une créativité relationnelle et collective qu’appellent comme au secours les symptômes des patients ; les équipes, tout autant que les proches, les aideront à s’exprimer, au lieu de s’en remettre à un modèle biochimique qui élimine le symptôme. Il s’agit de jouer cartes sur table. Je peux témoigner d’une centaine d’expériences collectives positives dans ce domaine… Dans les entretiens collectifs familio-systémiques, faits à la demande du malade, apparaissent les « histoires vraies » et les « bonnes raisons » des patients, ainsi que la nécessité des groupes réguliers de soignants pour « échanger les morceaux d’information reçus », essentiels pour une coévolution, où la famille – ou ses participants les plus impliqués, mêmes cachés jusque là – permet aux patients de poursuivre leur croissance émotionnelle. Nous l’avons constaté « mille fois » dans l’application de ce modèle psychothérapique collectif. Nous… ensemble. Mais je dois insister encore sur le thème social. En effet, les crises sociales peuvent se traduire au niveau individuel dans un trouble juvénile ou à celui plus collectif du désarroi ou de la désorganisation parentale. Les deux niveaux sont étroitement liés. Le « porteur du symptôme » peut être tout aussi bien l’enfant ou l’adolescent que l’adulte, ou le conjoint qui« décompense », ou telle maladie chronique, blessure d’une famille. Tout se voit, aujourd’hui… Et comme le montre un titre de notre collection - Les enjeux contradictoire du travail social - chacune de nos nations modernes se cache ces zones d’ombre que révèle soudain un « scandale public », dont les média font leur pain, un jour ou deux. Puis la page semble être tournée.

 

MFDS : La collection « Relations » a aujourd’hui 34 titres à son actif et 3 à venir. L’un d’entre eux, La compétence des familles de Guy Ausloos, a dépassé les 16 000 exemplaires vendus ! En ce printemps 2007, un important colloque se tiendra à Lyon sur les thérapies familiales, à l’initiative de la revue du même nom et de son éditeur Médecine et hygiène. Presque tous les auteurs de la collection sont invités à communiquer. A cette occasion, trois nouveaux titres vont s’ajouter à cette belle production. Pouvez-vous nous parler des ouvrages qui ont marqué le développement de la collection ? Comment s’élaborent les projets de publication ?

JCB : Les mutations familiales et sociales du présent exigent de nouveaux moyens qui s’appuient désormais sur un savoir « éco-systémique ». Et ces moyens répondent donc à nos perspectives. Je rappellerai certains thèmes, seulement, qui se recoupent dans les différents livres de la collection « Relations ». J’évoque d’emblée la psychiatrie publique – adulte ou infanto-juvénile – car c’est dans ces contextes de grande souffrance que se sont créés les premiers modèles d’intervention familiale. Bien entendu, le mouvement s’est largement développé dans tous les pays occidentaux pendant le dernier demi-siècle. De nombreuses « écoles » se sont créées ici et là à partir de ces modèles de soins ou d’approche interactionnelle. Au concret, voici quelques thèmes traités d’une façon ou d’une autre dans cette collection : l’adolescence au temps présent,les toxicomanies, les anorexies mentales, les violences familio-sociales, les troubles relationnels des sujets âgés, les familles recomposées, les familles monoparentales, les relations dans la fratrie, les déviances sociales, les aides sous injonction judiciaire ou administrative, etc. On constatera que d’année en année, les approches familio-systémiques apportent leur contribution aux traitements des problèmes sociaux. Il s’agit de familles ou de groupes familiaux de plus en plus hétérogènes. Ces actions répondent aux troubles de celui ou de celle qu’on nomme ici
« patient/e identifié/e ». Elles s’appuient sur des modes d’interventions spécifiques qui sont présentés dans ces livres, au concret du quotidien avec l’abord et l’emploi théorique d’observations cliniques et pédagogiques adressées aux praticiens. Par ailleurs, dans le cadre de leurs interventions, les travailleurs sociaux se trouvent au carrefour d’une multitude d’enjeux contradictoires où des personnes et des rôles s’affrontent, des objectifs institutionnels se contredisent, des missions se concurrencent, des logiques disciplinaires s’affrontent. La théorie systémique nous invite à penser en termes de conjonctions (et… et) plutôt qu’en termes d’exclusion (ou… ou). Dans l’ouvrage Les enjeux contracdictoires dans le travail social, les auturs décrivent les réalités complexes, repèrent les contradictions qui paralysent et proposent des manières de les dépasser, de vivre avec elles, d’en faire des occasions de création et de liaison. Les « systémiciens et systémiciennes » continuent à diffuser leurs pratiques, leurs cas les plus significatifs et leur satisfaction d’avoir « co-évolué » positivement avec leurs diverses clientèles. Que vive donc la collection « Relations » ! Comme le dit si bien notre best-seller, pensons à « la compétence des familles »… Mais est-ce là un simple jeu de mots face au schizophrène en camisole chimique ? Non. L’expérience montre que Guy Ausloos a raison : il existe d’autres voies que le conflit avec les siens et d’autres ressources que les émotions brutes. Alors ? Alors, une présentation régulière des formes multiples de soins familiaux se trouve à la disposition de tous dans la revue Thérapie familiale âgée de presque trente ans déjà.

Quant au colloque prochain de Lyon du 23 au 26 mai 2007, il a pour titre « Autonomies et dépendances ». Ce sont des termes opposés…Aujourd’hui les vents sont favorables à l’autonomie qui pourtant doit se gagner en un long, et parfois douloureux, processus. Large thème qui est abordé sous différentes formes dans les ouvrages de la collection. 10e journées francophones de thérapie familiale systémique de Lyon.

 

AUTONOMIE ET DÉPENDANCES
Du 23 au 26 mai 2007
Ecole normale supérieure de Lyon
Renseignements pratiques :
www.therafam.com

 

MFDS : Depuis quelques années, vous avez constitué un petit comité éditorial avec notamment Marie-Christine Cabié, psychiatre, responsable d’un secteur de psychiatrie générale, psychothérapeute, formatrice, auteur de plusieurs ouvrages de la collection (L’adolescence, crise familiale, 1992 ; Pour une thérapie brève, avec Luc Isebaert, 1997 ; L’entretien infirmier en santé mentale, 2002 ; coauteur de Génogrammes, 2005).

JCB : Voici bien un exemple… exemplaire. Marie Christine Cabié – avec les autres membres du comité de la revue Thérapie familiale – montre la capacité d’enthousiasme et d’innovation des « systémiciennes » et « systémiciens ». Ce sont souvent des professionnels exerçant en institutions, qui sont à la recherche de modèles psychothérapeutiques nouveaux, appropriés à leur contexte soignant. Leurs élaborations sont facilitées par le soutien de la formation continue, dans les services publics, et par l’écriture d’articles ou d’ouvrages. L’avenir de la collection « Relations » est donc largement prometteur.

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