Michel Lemay


par Michel LEMAY,
le 15 janv. 2014

Michel Lemay est professeur émérite de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l’université de Montréal. Il exerce au Canada depuis 1973 et était auparavant responsable d’un CMPP et directeur des Études de l’école d’éducateurs spécialisés de Bretagne. Docteur ès lettres et sciences humaines, il est l’auteur d’ouvrages qui ont marqué la formation de nombreux travailleurs sociaux et professionnels de l’enfance.

 

 

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Michel Lemay, vous êtes professeur émérite de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l’université de Montréal. Vous exercez au Canada depuis plus de quarante ans, après avoir été responsable d’un CMPP et directeur des Études de l’école d’éducateurs spécialisésde Bretagne. Docteur ès lettres et sciences humaines, vous êtes l’auteur d’ouvrages qui ont marqué la formation de nombreux travailleurs sociaux et professionnels de l’enfance. Nous avons publié en 1995, et constamment réédité depuis, De l’éducation spécialisée, ouvrage que vous avez écrit avec Maurice Capul, votre ami et confrère toulousain que nous connaissons bien et qui participe à la revue Empan depuis sa création. Lorsque nous avons choisi le titre ensemble en référence au livre de Rousseau De l’éducation, nous n’osions pas espérer le succès qu’il a depuis 18 ans ! Cette année, nous vous accompagnons dans le projet éditorial ambitieux d’une trilogie rassemblée sous le titre Forces et souffrances de l’enfant, dont le premier tome consacré au développement infantile paraît en mars dans notre collection de poche. Qu’est-ce qui vous a motivé à entreprendre ce travail de titan ? Nous avons apprécié à la fois votre liberté de ton, la rigueur de votre exposé etla grande accessibilité du texte. En quoi ce premier volume n’est-il pas un ouvrage de plus sur la psychologie de l’enfant ? Quelle est son originalité ? Qu’avez-vous prévu de développer dans les deux prochains tomes ?

 Michel Lemay : Quand vous énumérez les multiples lieux où j’ai pu travailler depuis le début de ma carrière et les différentes fonctions que j’ai pu assumer, je me dis que j’ai eu beaucoup de chances de rencontrer tant d’espaces à penser et à agir. Mes expériences d’éducateur m’ont permis de comprendre combien le symptôme vécu au quotidien n’a pas la même signification si on l’entend décrit par la parole ou si on le voit s’exprimer dans un milieu clinique. Les psychothérapies d’inspiration psychanalytique m’ont ouvert à la dimension de ces forces occultes qui muent tout sujet à son insu tout en me retrouvant, de par ma propre histoire, non pas face à l’autre, mais dans ses propres tourments. Les approches familiales et groupales m’ont confronté aux jeux complexes des rivalités, des canaux de communication, des négociations, aux joies de connaître des moments d’union tout en devant sauvegarder son individualité, que ce soit dans une équipe de travail, dans un groupe thérapeutique ou au sein de sa famille. Les découvertes des neurosciences m’ont ouvert des voies de compréhension et d’action qui me paraissaient de la science-fiction il y a une vingtaine d’années. Les  travaux sur la neurocognition m’ont fait comprendre que nous sommes autant piégés par nos croyances, nos distorsions de pensée que par nos conflits intériorisés.

 

Le fait de me trouver dans un pays qui a toujours connu et admis les migrations et les brassages culturels m’a ouvert les yeux sur les richesses et les défis soulevés par le métissage tout en apprenant à écouter le langage des autres. La vie quotidienne dans un hôpital pédiatrique hautement spécialisé m’a permis de rencontrer des gens de tout  horizon et de toute école de pensée qui savaient maintenir leur identité sans conflits inutiles d’Écoles. Le fait d’avoir travaillé dans des milieux institutionnels différents avec des clientèles étonnamment diverses m’a permis de comprendre directement le sens du mot structure. Après un long travail avec des sujets présentant des troubles graves d’adaptation sociale puis des petits enfants confrontés aux drames des attachements impossibles, la création d’une clinique de l’autisme m’a plongé dans de pénibles, mais bien utiles remises en cause sur le sens possible des syndromes.

 

Le travail pendant trente ans avec mon épouse en psychodrame tant comme praticiens que comme formateurs nous a démontré l’importance de la créativité et du jeu. Le travail de professeur de psychiatrie et de coordonnateur de l’enseignement de la pédopsychiatrie dans le département de psychiatrie de l’université de Montréal m’a confronté à l’incroyable responsabilité de transmettre des connaissances et des pratiques tout en invitant l’étudiant à devenir le maître de sa propre définition identitaire dans le respect des autres disciplines avec lesquelles il aura à travailler. Les livres que j’ai écrits m’ont aidé à penser, à transmettre, mais aussi à prendre conscience que ce que nous pensons à un moment donné est sujet à changement et nous rend assez vite humbles vis-à-vis de nos constructions antérieures et donc… ultérieures.

 

Si je rappelle tout cela, c’est pour expliquer ma décision d’écrire cette trilogie intitulée Forces et souffrances psychiques de l’enfant.  Le premier volume est sur le point de sortir. Il veut aborder une question qui m’a toujours hanté : comment à la fois conserver toutes les découvertes progressives concernant le développement de l’enfant, en dégager les éléments qui paraissent demeurer solides, mais oser les critiquer avec respect au même titre que sa propre pensée en élaguant ce qui paraît lié à une époque, en sachant parfois être sévère non vis-à-vis de la personne qui a écrit, mais vis-à-vis de certaines de ses affirmations. Comment  remettre en cause ses propres opinions et bousculer parfois celles de gens qui ont été nos maîtres en admettant une fois pour toutes que les théorisations sur lesquelles nous bâtissons nos identités professionnelles ne sont jamais que des hypothèses et doivent être considérées comme des moments à replacer dans une vision évolutive.

 

Dans une telle perspective, mon livre sur le développement infantile n’est donc pas un ouvrage de plus sur la psychologie de l’enfant. Il est certes un rappel des grands champs théoriques sur  lesquels se sont appuyées ou s’appuient encore nos pensées, car rien n’est plus important que de connaître notre histoire professionnelle et de ne pas renier ou oublier nos racines. Il se veut cependant avant tout le récit d’un praticien engagé qui, devant les réalités cliniques auxquelles il a été confronté, ose librement dire ce qu’il pense des conceptions actuelles sur la genèse de la vie psychique autant dans ses perspectives affectives, neurocognitives, comportementales, sensori-perceptuelles, neurobiologiques, groupales, sociales que culturelles. C’est un effort ambitieux, sans doute trop, mais, dans nos métiers, il faut toujours savoir garder un brin de folie. Y a-t-il des certitudes ? Non, car le plus important pour moi est de garder le doute comme l’élément le plus énergisant de l’esprit. Est-ce un témoignage ? Oui,  avec le souci que tout lecteur se situe à son tour par rapport à ce qui est dit en fonction de sa propre expérience.  Est-ce un livre pouvant être irritant ? Sans doute, car il se veut bien loin des prétentions simplistes et réductionnistes, comme il se méfie des explications trop impérialistes et parfois bien nébuleuses. Il est à prendre comme il est : un grand effort pour être sincère, accessible et invitant à une réflexion particulièrement nécessaire dans une époque de mutation que nous connaissons actuellement.

            

Le même souci de témoigner, de se situer et de faire réfléchir se retrouvera dans le deuxième volume que je suis en train d’achever. Il va se centrer sur les aléas du développement psychique, c’est-à-dire sur les  souffrances, mais aussi les forces que, paradoxalement, certains syndromes font apparaître. Là encore, il ne s’agit pas de refaire un manuel de psychopathologie. Après un long chapitre sur ce qui me paraît être une démarche évaluative pouvant mobiliser un enfant et ses parents au lieu de les étiqueter, j’ai choisi d’aborder les aspects les plus controversés à l’heure actuelle de la psychopathologie infantile. Je vais ainsi réfléchir successivement aux états anxieux intitulés autrefois névroses infantiles, aux troubles de l’attachement, au syndrome d’hyperactivité ainsi qu’à certains troubles cognitifs, aux troubles envahissants du développement et aux drames d’enfants confrontés à des groupes familiaux gravement en souffrance. Chacun de ces « syndromes » nous force à la fois à conserver une vision globale, mais à privilégier des aspects de compréhension et d’action issus de théorisations qui entrent souvent en conflit alors qu’elles pourraient se compléter.  Comme je suis persuadé que nous apprenons davantage par l’étude des zones conflictuelles que par celles des zones pacifiées, le choix n’est évidemment pas lié au hasard. Il veut montrer en particulier que le terme psychodynamique valable pour comprendre les difficultés affectives est tout aussi adéquat pour saisir les conflits venant de nos pensées, provenant  des extraordinaires changements continuels d’un cerveau qui élague ses neurones pour construire de nouveaux modules et faisceaux de conduction, issus des problématiques liées aux changements corporels, découlant des problèmes de groupe et des affrontements culturels.

 

Le troisième volume va se centrer sur les approches thérapeutiques à notre disposition. Je les aborderai de la même manière en présentant ce que j’ai tenté de faire seul, en couple et au sein d’équipes d’orientations différente avec des enfants et adolescents souffrant de perturbations psychiques variées. Je m’appuierai aussi sur mes observations de soins auxquels j’ai pu assister avec des intervenants dont j’appréciais la qualité des actions. Sous le mot thérapeutique, je ne place évidemment pas seulement le soin psychiatrique, mais des formes d’aide apportées par des praticiens de disciplines complémentaires tels qu’éducateurs, pédagogues spécialisés, psychologues, psychothérapeutes, orthophonistes, ergothérapeutes, intervenants sociaux, etc. L’un des problèmes les plus évidents que nous avons à clarifier est celui des indications thérapeutiques qui sont beaucoup plus souvent fondées sur des choix idéologiques que sur les organisations psychopathologiques. Il n’est plus possible également de refuser d’apprécier l’efficacité respective des traitements, même si le mot efficacité supposerait en lui-même un chapitre tant il renferme des significations ambiguës.

 

Voilà le projet auquel je me suis attelé depuis deux ans et que je continue de mener à bien jour après jour. Je remercie les éditions érès de me faire confiance pour ce long travail qui, sans vouloir bousculer inutilement, veut à la fois garder sa liberté, rester rigoureux et surtout accessible à tous ceux qui souhaitent s’engager dans une action humaniste tout en acceptant l’idée que, si un savoir est important, l’essentiel est de pouvoir remettre en cause ce savoir en l’associant à l’art d’accompagner tout en essayant de conserver objectivité et subjectivité. 

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