Daniel Welzer-Lang


par Audrey Minart
le 14 févr. 2018

« Nous sommes dans une période de révolution des genres »

 

  Sociologue, Daniel Welzer-Lang est spécialisé dans l’étude de l’homme et du masculin.
  Après 
Nous les mecs (Payot, 2013) et Le sociologue et la putain (La Musardine, 2014),
  il publie aujourd’hui Les nouvelles hétérosexualités aux éditions érès.
  Selon lui, nous serions dans une période anthropologique très particulière
  où les frontières entre genres, et entre les différentes sexualités, s’estomperaient peu à peu.
  Plus encore, cette remise en question des appareils catégoriels pourrait bien,
  selon lui, signer la fin de la domination masculine.

   Lien vers l'ouvrage

  

   Propos recueillis par Audrey Minart

 

 

 

Qu’est-ce que l’ « hétéronorme », et que nous impose-telle à notre insu ?

L’hétéronorme c’est le deux. Elle fonctionne comme une matrice qui nous dit comment faire quand on est un homme ou une femme, sachant que l’on ne peut être que l’un ou l’autre. Autrement dit, on continue à confondre procréation et sexualité. L’hétéronorme, c’est aussi la domination masculine : on confond la différence des organes génitaux, l’un extérieur l’autre intérieur, avec l’actif et le passif. C’est l’homme qui fait l’amour, qui décide, protège, et donc domine, et ce uniquement dans un rapport hétéro. C’est aussi le couple comme seul modèle, érotique, romantique, familial, possible.

Vous semblez également montrer, dans votre ouvrage, que même les homosexuels sont soumis à cette hétéronorme ?

Il semblerait qu’il existe une plus forte dissociation, chez les couples gays, entre sexualité et conjugalité. Mais ils ont intégré la norme pour se faire invisibles. L’homosexualité n’est acceptée que si l’on se normalise et que l’on évite de critiquer l’hétéronormativité.

Finalement, quel est le lien entre identité sexuelle et orientation sexuelle ?

Il se délite… L’hétéronorme nous dit que les hommes sont attirés par les femmes, mais c’est un lien formel qui peut être déconstruit. Par ailleurs, si certaines personnes se battent pour être reconnues dans une certaine identité, d’autres ont une pratique sexuelle sans pour autant en revendiquer l’identité. Par exemple parce que leur pratique est ponctuelle, et que tout dépend des personnes rencontrées. Je remarque qu’il y a de moins en moins de sens à se définir comme hétéro, homo, ou bisexuel. C’est du moins ce qu’avancent les pansexuels, pouvant être attirés par une personne sans prendre son sexe en considération. Idem pour les transgenres : si on a la possibilité demain de changer de sexe, comment se définir ?

Nous savons que les femmes subissent cette hétéronorme, qui induit la domination masculine, mais il semble que certains hommes en souffrent également ?

Je ne parlerais peut-être pas de souffrance, mais il est clair qu’ils recherchent davantage de plaisir. Certes, le bénéfice de l’hétéronorme est d’avoir des femmes « à disposition », avantage qui commence à se restreindre. En fait, ils imaginent autre chose que l’équation homme/femme, dominant/dominé. Nous sommes dans une période anthropologique très particulière... La vraie question aujourd’hui est : qui donne les définitions des choses ? Les activistes, les personnes concernées ou les chercheurs ? Les trois sont sources de légitimité.

Vous soulignez, dans votre livre, à quel point toutes les dominations, sexuelles, sociales, etc., sont intriquées. Comment lutter contre cela ? Vous critiquez notamment la victimisation systématique des femmes, et regrettez en même temps le manque de recherches menées sur les hommes…

Les dominé.e.s, ici plus souvent les femmes, doivent comprendre les mécanismes collectifs des dominations. Il faut arrêter de les victimologiser, car cela ne les aide pas selon moi à comprendre et donc à dépasser cette domination. Les dominants doivent aussi écouter les dominées, remettre en question la construction de la virilité… et accepter de partager les privilèges créés par ces dominations. Par ailleurs, face à la pluralité de recherches menées sur les femmes, peu sont effectivement menées sur les hommes. Le fait est que ceux qui remettent en question la domination masculine et la construction de la virilité, ont souvent des parcours un peu particuliers… Après, les dominants n’ont jamais tellement envie de savoir comment ils fonctionnent. La domination implique une certaine opacité. Je m’efforce de la clarifier car je pense que la domination est en réalité aliénante. Elle limite notre rapport au corps, notre érotisme. Les hommes ont vraiment intérêt, aujourd’hui, à profiter de la transformation du genre. D’ailleurs, les jeunes hommes commencent tous à le faire.

Y compris dans les couples hétérosexuels, plus traditionnels ?

Il est clair qu’aujourd’hui le rapport à la mixité, aux femmes, à la prise en charge des enfants et des tâches domestiques, change complètement. Dans ma génération, ce qu’on a constaté, c’est une inversion des genres. Par exemple avec des femmes qui refusent de faire la cuisine, et vice-versa. Aujourd’hui, on trouve d’autres arrangements. Il reste du travail, mais au moins on commence à nommer les choses.

Que permet l’analyse « queer » qui est la vôtre ?

En dépassant les seules assignations sexuelles, elle aide à déconstruire les normes sociales, sexuelles, identitaires… Les choses sont désormais plus fluides : entre les hommes et les femmes, entre les hétéros, les homos et ceux qui souhaitent de temps en temps aller voir ailleurs… Les gens mettent un terme, un mot, derrière leurs expériences : asexuels, sapiosexuels, aromantiques, candaulistes, etc. D’autres s’en emparent ou non. Des catégories se créent régulièrement, mais certaines vont disparaître.

Vous expliquez que tout devient plus fluide… Comment expliquer alors que certaines personnes souhaitent absolument changer de sexe, alors même que toutes les caractéristiques que l’on prêtait auparavant au sexe visé ne sont plus aussi figées ? Ces catégories d’appartenance sont donc encore très ancrées ?

L’évolution passe par le délitement des appareils catégoriels… favorisé entre autres par le changement de sexe. Le fait est qu’aujourd’hui, de nombreux transgenres ne se font même pas opérer. On va en finir avec les catégories d’assignation sociale, et c’est sans doute ainsi que l’on va mettre fin à la domination masculine. La question de fond c’est : à qui appartient mon corps et mon sexe ? A moi, ou d’abord à l’Etat ? Qui décide si je peux changer ou pas ? Nous sommes dans une période de révolution des genres.  

Si les premiers à remettre en question l’hétéronorme ont probablement été les homosexuels, bisexuels et transexuels, le « coup mortel » ne sera-t-il pas porté quand les hétérosexuels le feront à leur tour ?

On voit déjà aujourd’hui que les hétéros sont critiques sur la norme, et notamment celle du mariage. Avant, comme catégorie dominante, ils n’avaient aucun intérêt à se remettre en cause. Ils étaient sûrs d’être normaux et dans « le bien ». Cela dit, de plus en plus de jeunes se définissent aujourd’hui ouvertement comme « non-binaires ». Nous sommes en train d’ouvrir une porte. Dans vingt ans, cela sera sans doute réglé.

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