Entretien avec Bertrand Quentin


par Audrey Minart
le 18 déc. 2019

La société a une responsabilité sociale vis-à-vis du handicap.

     Agrégé et docteur en philosophie, maître de conférence
     à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée
    et directeur du LIPHA Paris-Est (Laboratoire interdisciplinaire d’étude
    du politique Hannah Arendt), Bertrand Quentin
    vient de publier Les invalidés (érès, 2019).
    S’il vise l’abstraction, comme dans tout travail philosophique,
    et un certain « polythéisme méthodologique »,
    l’auteur ne s’en est pas moins largement inspiré de situations réelles,
    à travers les témoignages de personnes en situation de handicap
    ou de professionnels du secteur.

     L’occasion également de mettre l’accent sur la responsabilité
     des sociétés à prendre en considération le handicap
     pour mieux le réduire…
    sans pour autant tomber dans le fantasme d’une technoscience
    capable de l’éradiquer par la seule technique.

 

Vous écrivez que « longtemps le handicap n’a pas été un objet d’intérêt pour la philosophie ». Comment l’expliquez-vous ?

Ce n’est qu’au XXe siècle que l’on a regroupé sous ce mot des états très différents. Auparavant, les situations du « fou » et de l’« estropié » n’avaient rien à voir entre elles. Ainsi, pour voir un lien entre les deux, il fallait avoir réfléchi à la situation d’invalidation. Ce qui explique le titre de mon livre. Il s’agit ici de ne pas simplement penser l’aspect physiologique du handicap, mais d’envisager son impact en fonction de la société dans laquelle il se trouve. Si la société réfléchit à la manière dont les personnes handicapées peuvent se mouvoir, leur handicap diminue. D’où l’expression que l’on utilise aujourd’hui, celle de « personne en situation de handicap » : il s’agit de montrer que cette personne n’est pas ontologiquement handicapée, mais qu’elle l’est du fait d’une situation qui n’a pas été pensée. J’ai choisi le titre « Les invalidés », parce qu’avec ce néologisme à la voix passive, on sous-entend qu’il y a une responsabilité qui n’est pas simplement de son ressort. Pour en revenir à votre question : la philosophie ne s’est donc pas intéressée spécifiquement au handicap parce que le concept n’avait pas été réellement réfléchi... J’ai également expliqué dans La philosophie face au handicap[1] que la philosophie antique, notamment, prônait l’harmonie chez l’être humain. Une harmonie à la fois physique et psychique, qui implique une performance sur les deux plans. On la retrouve chez Platon et Aristote, mais aussi Sénèque, chez les Romains. Ainsi, le handicap était quelque chose d’inquiétant pour l’espèce humaine. Et donc les philosophes qui en ont parlé, n’ont en réalité pas dépassé le niveau de représentation de l’époque.

 

En quoi une approche philosophique est-elle pertinente pour penser ce sujet ?

Déjà, le terme de « philosophie » peut être employé de manière assez variable. En ce qui me concerne je la considère comme une discipline mouvante, qui n’est pas focalisée sur quelque chose qui serait son propre domaine, mais qui peut investir tous les objets de recherche possibles. Elle peut en outre tirer profit d’un regard psychologique, sociologique, etc. sur un sujet. Je procède ainsi à ce que j’appelle un « polythéisme méthodologique ». Selon moi, il n’y a pas de méthodologie qui se suffise à elle seule pour rendre compte de tous les aspects de l’Homme. La philosophie a peut-être cette capacité à être plus souple pour envisager différents aspects de la réalité. Et il y a, dans cette discipline, un effort pour s’élever à un niveau d’analyse qui peut aider les professionnels pris dans la réalité de leur travail. D’autant plus qu’une des difficultés dans le travail sur le handicap, c’est que l’objet d’étude révèle des situations qui sont très différentes les unes des autres. Trouver des liens entre elles implique un effort pour tenir sous les yeux un réel très disparate. La philosophie a une autre exigence, qui est la mienne : elle ne peut pas aborder le handicap avec un regard qui serait simplement surplombant. J’insiste ainsi dans mon livre sur le fait que la personne handicapée peut être l’expert, qu’il faut tenir compte de ses « savoirs expérientiels ». Pour éviter l’excès d’abstraction j’ai donc également pris en compte la parole de personnes en situation de handicap, ou travaillant dans ce champ, ou encore en m’inspirant de lectures, par exemple de Robert F. Murphy (Vivre à corps perdu : le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé, Plon, 1987), ou encore du travail des doctorants du laboratoire que je dirige.

 

Justement, dans votre ouvrage vous citez Robert Murphy : «L’invalidité exerce, sur le sens de qui on est et de ce qu’on est, une emprise bien plus forte que n’importe quel rôle social ». C’est donc une expérience qui touche profondément à l’identité ?

Cette réflexion sur l’identité est en effet très importante pour moi. Y a-t-il une identité de la personne en situation de handicap ? Murphy nous dit ici que le handicap est de l’ordre de l’ontologie. Mais on peut se demander s’il nous parle d’une situation au sein d’une société qui ne tient pas compte du handicap, ou si son propos pourrait être relativisé s’il vivait dans une société qui y serait plus attentive ? N’y a-t-il pas un progrès possible, sachant qu’il écrit en 1987 sur une expérience qui a commencé en 1975. N’y a-t-il pas d’amélioration aujourd’hui ? C’est une question que je pose. Par ailleurs, certains auteurs en parlent autrement. Il est difficile de trouver une définition du ressenti du handicap qui soit unifiée. Cela dit, chacun des efforts évoqués par Murphy ou par exemple Anne Lyse Chabert[2] qui, elle, évoque un handicap évolutif et la nécessité de s’adapter constamment, est intéressant pour penser chacun des handicaps. Pour certains auteurs, le handicap n’est pas nécessairement synonyme de tristesse ou de laideur, il peut constituer une nouvelle naissance. Cela nous aide à changer notre regard sur le sujet.

 

Certains handicaps ont même presque disparu aujourd’hui. Qu’en dire ?

Il existe en effet des handicaps pour lesquels des remédiations sont possibles, et donc qui diminuent, voire disparaissent. C’est le cas de la myopie, qui était un handicap très lourd dans l’Antiquité, mais qui ne l’est plus du tout aujourd’hui. La technoscience, dont je parle aussi dans le livre, a cet avantage indéniable de faire disparaître des difficultés, notamment grâce au numérique. Les personnes en situation de handicap sont moins isolées, plus informées, etc. Il ne faut pas pour autant tomber dans le fantasme d’une technoscience qui va éradiquer le handicap. Là on en arrive au délire du transhumanisme, cette médecine de réparation et d’augmentation. Ce qui est inquiétant dans ces discours, présentés comme miraculeux, est de penser que l’on peut éliminer le handicap uniquement par la technique. Du coup, le grand public n’a plus à s’en inquiéter, ni à avoir de compassion. Par ailleurs, dès qu’un grain de sable s’infiltre dans la technique, le handicap réapparaît. Je défends « l’accessibilité relationnelle », qui consiste, pour chacun d’entre nous, à se poser la question de savoir comment réduire le handicap de la personne que nous rencontrons. On s’aperçoit alors qu’on a tous un pouvoir pour réduire le handicap de l’autre. Ce n’est pas qu’une question de technique.  

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