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05/04/2024
Danièle Faugeras
Blog PO&PSY

Ernst Jandl : travail langagier et mémoire politique

Ernst Jandl (Vienne 1925 - 2000) débute sa vie d'adulte dans la guerre : appelé au front à 18 ans, en 1943, il se constitue d'emblée prisonnier des troupes américaines.

À sa libération, en 1949, il intègre le corps enseignant (allemand et anglais) et entre en poésie, fortement influencé par les expérimentations du Groupe de Vienne.

À partir de 1956, il abandonne les poèmes réalistes pour "avancer sur du terrain non balisé (...), ce qui veut dire que toutes les méthodes pour construire, à partir de la langue, une œuvre d'art vont être essayées, abandonnées, et de nouveau essayées".

Il se lie avec la poète Friederike Mayröcker (1924-2021), avec qui il cosigne de nombreux poèmes et pièces radiophoniques, et qui sera sa compagne jusqu'à sa mort.

Poètes majeurs autrichiens du 20eme siècle, ils ont reçu l'un et l'autre de nombreuses distinctions dans les pays germanophones (dont le prestigieux Prix Georg Büchner).

La première anthologie de textes d'Ernst Jandl traduits en français est parue en 2011.

 

 

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Ernst Jandl est un des premiers à fustiger le passé refoulé de la nouvelle République d’Autriche et à appeler à un devoir de mémoire par un travail sur la lettre qui est toujours subversion, destruction, décentrement, déstabilisation, avec, en ligne de mire, un message fort et sans concession.

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Littérature de « résistance » (Zeyringer), l'œuvre d'Ernst Jandl est pour son auteur une « réalisation de liberté » (Realisation von Freiheit).

 

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L’esthétique, intrinsèque aux textes littéraires, est toujours liée aussi à l’aspect politique. Il ne s’agit pourtant pas de réduire les textes esthétiques à un simple message politique. La critique sociale ne se manifeste qu’à travers le travail sur la langue.  C’est la radicalité de la forme qui s’affirme en radicalité sociale et donc politique.

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Les textes déploient tout leur potentiel critique seulement s’ils sont écrits dans une forme novatrice.

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Jandl lui-même distingue parmi ses poèmes différentes formes de textes qui ne constituent pas un système fermé mais figurent plutôt comme des « jalons » ou des « balises » (Landmarken zur Orientierung) : « Le poème presque en langage courant, le poème parlé exigeant la voix, le poème sonore sans mots, le poème silencieux visuel ».

 

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Ces textes novateurs ne sont pas en premier lieu la destruction de quelque chose d’existant, aussi conventionnel soit-il, mais contribuent, dans leur esthétique spécifique, à élargir les normes artistiques y compris en revenant à un niveau d’avant la barbarie nazie, d’où le lien avec le dadaïsme et des auteurs comme Arp, Schwitters, Stramm, Stein et Joyce – des influences que Jandl cite volontiers.

 

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Jandl ne doute pas de la langue elle-même – puisqu’on est dans la langue et qu’on n’en a pas d’autre pour s’exprimer – mais de son usage.

 

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 La langue est considérée comme du matériau brut et le poète puise non seulement dans le système de la langue au sens saussurien mais aussi dans son répertoire propre, subjectif : son « réservoir » de mots et de tournures lexicales, de réflexions, de souvenirs etc. Le résultat est la production d’un objet, d’un artefact.

 

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Il faut jouer de toutes les possibilités de la langue et Jandl parle de Manipulation mit dem Sprachmaterial qui permet de rendre compte de sa composition/construction et donc aussi de sa contamination (dans la foulée de Kraus) par des automatismes et des phrases toutes faites. Mais tout comme Jelinek plus tard, Jandl va bien plus loin que Kraus – c’est par la déformation de la langue produisant une nouvelle langue artificielle que l’auteur met à jour le fonctionnement de la langue et de la pensée. La confrontation de matériaux hétérogènes provoque des réactions fortes et le travail sur la lettre permet de rendre visible l’invisible.

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 Cette poésie, même dans son stade le plus expérimental, n’est jamais autoréférentielle, le travail sur le matériau participant toujours du dévoilement de normes et du langage de la société.

 

Elisabeth KARGL

in Germanica, 42 | 2008, p. 189-208 (extraits)

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