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07/02/2023
Robert LAFORE

Un débat salutaire

 

Il faut le dire d’entrée, cet ouvrage est très ambitieux dans ses intentions et son contenu. Il apporte, au plus large, sa pierre à la problématique fort ancienne de la théorie de la connaissance - qu’est-ce que savoir, et de là, qu’est-ce que le « savoir » ? - et s’attaque au plus près au problème de la constitution et de la place de la « théorie » dans les activités du travail social. Par-là, ce livre s’engage dans un champ tout à la fois fondamental et concret : l’épistémologie des sciences sociales appliquée au champ des professions sociales ; une question profonde et difficile immergée dans un domaine restreint.  

 

Cela posé, une première remarque s’impose : cette thématique est à la fois originale et salutaire. 

 

Originale parce que les questions de la théorisation de l’action ne sont guère abordées dans le champ du travail social ; certes on y rencontre, souvent sous forme incantatoire, l’évocation de « théories » qui sont censées fournir les fondements des pratiques et constituer les « spécificités » des différentes corporations ; à l’occasion de la « conférence de consensus » portant sur la constitution éventuelle d’une discipline scientifique propre au travail social, qui a tourné autour de l’opposition « recherche en travail social » et « recherche sur le travail social », ce sont bien des problématiques épistémologiques qui ont sous-tendu les débats ; mais tout cela reste cependant enfoui derrière les enjeux pratiques tenant à l’organisation et au pilotage des activités et des professionnels. Voilà donc une réflexion résolument centrée sur les savoirs qui fondent les pratiques et sur les modes d’articulation entre les premiers et les secondes.  

 

Salutaire parce que, toute question quelle qu’elle soit n’arrivant pas par hasard, on a le sentiment qu’on vit dorénavant une phase de transition. Tout comme les certitudes morales s’effritent et en conséquence la normativité qui va avec dans l’ordre du jugement, ce que la promotion inattendue de l’éthique en tous domaines entend réparer, les savoirs scientifiques qui ont jusque-là construit les cadres de la causalité et du déterminisme semblent aussi vaciller sous les coups d’une délégitimation de ceux qui en sont les porteurs. La raison s’abime dans un vaste champ d’opinions en concurrence et le vrai tout autant que la capacité à exprimer des conclusions rationnelles semblent se défaire. L’explosion des légitimités et des savoirs qui les fondaient en mille canaux se réclamant d’une égale autorité sape le substrat d’une possible « vérité ». Cet ouvrage est au cœur de ces interrogations : si ceux qui sont censés savoir ne sont plus reconnus comme tels, alors où aller chercher les certitudes qui nous sont nécessaires pour échapper au chaos. Il est donc bien de son époque : les frontières qui séparent les sachants des autres, celles qui découpent les savoirs en îlots de spécialités sont en recomposition ; alors comment repenser ces montages et, si possible, car c’est là évidemment sa ligne d’horizon, le faire dans une logique démocratique où, comme le pouvoir en général, le pouvoir et « l’autorité » sur lesquels repose le « savoir » soient partagés et contrôlés ?  

 

La thèse de l’ouvrage, développée dans la première partie, tient en ceci : le travail social, en se professionnalisant, a eu recours à des fondements scientifiques. Mais sur le plan épistémologique, ces fondements reposent sur une théorie de la connaissance qui distingue savoir et pratique, science et expérience, tel que le représente le mythe platonicien de la caverne : le commun des individus est enchaîné et ne voit que les ombres du réel, seul le philosophe peut accéder à la connaissance en se défaisant de ses chaînes et en découvrant la vérité. Ce partage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas construit une relation de pouvoir et donc un rapport de domination entre les premiers et les seconds. Une hiérarchie s’établit entre savoirs théoriques, savoirs pratiques et savoirs expérientiels et cette dernière organise autant qu’elle s’en nourrit une hiérarchie entre ceux qui en sont les porteurs.  

 

Sur le terrain du travail social, cette rupture entre « sachant » et « non-sachant » qui remet au premier le soin « d’objectiver » la situation des seconds, les transforme en « objets de savoir » et nie leur qualité de « sujets pensant ». Surtout, outre les effets délétères produits par ce partage des fonctions, des statuts et de ce fait de la valeur reconnue aux différents savoirs, ces montages sont particulièrement dommageables au moment où les interventions sociales requièrent au contraire une prise en compte des personnes selon une logique « inclusive » et donc « participative » : une telle épistémologie est un frein pour les visées du travail social contemporain dans la mesure où elle constitue purement et simplement un déni du sujet accompagné.  

 

De là le projet qui ordonne la seconde partie de l’ouvrage : explorer d’autres voies pour établir une connaissance issue de la pratique et des praticiens.  

 

Voilà un ouvrage qui revêt donc une portée très stimulante tant du point de vue de ses soubassements généraux que des questions qu’il pose. On peut cependant, en forme d’élargissement de la perspective, se permettre deux remarques.  

 

Tout d’abord le problème posé est à situer dans un contexte large : disons simplement qu’en arrière-fond de la critique des savoirs tels qu’ils sont institués et par-là légitimés, il y a une recomposition générale des rapports aux institutions ; la perspective de réintégration du savoir au sein même de la société, au plus près des acteurs pour qu’ils en soient à la fois les producteurs et les utilisateurs n’est rien de moins qu’une des manifestations de la crise des montages institutionnels hérités : c’est-à-dire la crise « du » et « des » pouvoir(s) qui ne peuvent plus s’établir et fonctionner tels qu’ils le faisaient. C’est bien pourquoi, les sciences sociales, se mettant du côté de toutes les catégories de « dominés » et quittant leur ambition proprement euristique, se transforment de plus en plus en instrument des conflits « culturels ». Dans la chaîne que constitue le travail social, c’est le même ébranlement qui saisit le dénommé « usager » immergé dans ses droits, ses besoins et ses projets, le professionnel qui, face au premier, tente de mettre en cohérence ses missions, ses techniques et son éthique, le cadre qui, en position surplombante, cherche à donner figure à ses attributions, ses compétences, ses responsabilités, et, à distance, les « disciplines académiques » et leurs « spécialistes » qui prétendent fournir des explications plausibles de ce qui est, voire des programmes d’action, tout cela dans un vaste réseau d’interdépendances qui les lient entre eux et avec leur environnement. Dans tout cela, et outre les nombreuses dimensions qui structurent ces équilibres, « le » et « les » savoir(s) ne sont pas la moindre des ressources pour assoir les attentes et les prétentions des uns et des autres. Mais s’il fut un temps où on a pu les distribuer assez clairement pour que certains « sachent » de quoi il retourne quand d’autres savent moins, ne savent pas la même chose ou ne savent rien, cette époque n’est plus. Mais alors s’ouvre un abime puisque connaissances revendiquées et positions acquises ne sont plus arrimées à un cadre institutionnel allant de soi, même si, ce qui accroit l’incertitude actuelle, l’ensemble tient encore solidement et n’envisage pas de disparaître : en la matière le moindre des paradoxes n’est-il pas de demander la création d’une nouvelle section « travail social » au Conseil national des universités avec un doctorat afférent ? En tout état de cause il faudra bien « instituer » ces nouvelles pratiques de production des savoirs qui, pour se vouloir décloisonnés, partagés, immergés, n’en demanderont pas moins à s’établir objectivement, c’est-à-dire à se construire en institutions. Ce n’est pas là qu’un problème de méthode, mais une question de cadre collectif dont dépend la stabilité et la permanence de l’ensemble.  

 

Ensuite, vouloir reconnaître tous les « savoirs », dont ceux dévalorisés de la « pratique » ou de « l’expérience », n’évacue pas la question triviale : qu’est-ce qu’un « savoir » ou, pour revenir à la question philosophique par excellence, qu’est-ce que « connaître » ? À cet égard, si les humains ont pu se dégager des mythes par leur « raison raisonnante » puis progressivement comprendre mieux le monde dans lequel ils se meuvent avec les constructions à prétention scientifique, tout cela a procédé d’un arrachement par rapport aux croyances tout autant qu’aux évidences du sens commun. Il y donc dans tout ce mouvement une logique inéluctable de distanciation, de rationalisation, de construction des faits, bref d’objectivation dont on voit mal que l’on puisse ne pas y recourir ; sinon, ce sont à nouveau les opinions, les croyances et leur systématisation dans des idéologies qui s’imposeront. De là un point fondamental : toute la réflexion à laquelle nous convie cet ouvrage ne peut conduire à une remise en cause de la posture fondamentale d’objectivation qui seule permet de s’extraire du sens commun pour accéder à une possible connaissance ; la question porte donc essentiellement sur les protagonistes invités à ce travail, à savoir les personnes accompagnées, les travailleurs sociaux, les autres intervenants sociaux, les « chercheurs » éventuellement impliqués ; c’est entre eux que doivent s’organiser les tâches et se répartir le travail de recherche, autant que possible en ne reproduisant pas les partages et dominations antérieures ; c’est eux qui doivent produire des connaissances acceptables pour être reconnues à ce titre, cela en construisant un cadre institutionnel qui puisse les valider, le tout dans l’ensemble plus large de la production et de la validation des connaissances dans la société. Vaste ambition car, tout cela ne partant pas de rien, il faudra bien composer avec l’existant comme le montre la paradoxale revendication d’un doctorat en travail social : comment garantir que leurs titulaires s’affranchiront des logiques hiérarchiques du passé ? Et tout cela devra trouver ses modes d’organisation et ses méthodes.  

 

Peut-être finalement, au risque de simplifier outrageusement, la question se ramène à un partage des savoirs et de leurs modes de construction qu’il convient, pour affronter les problèmes que ceux-ci rencontrent, de rapprocher des acteurs en les y impliquant. Partir d’une répartition des savoirs entre le « macro », le « meso » et le « micro » qui, se distinguant, permettent une appréhension à « bon niveau » des situations à affronter, mais aussi s’articulent et se fécondent réciproquement.  

 

Cela dit, il convient toujours et encore de s’atteler, dorénavant au cœur même de la société, à un travail de développement des capacités de compréhension, au sens wébérien, des situations sociales. La démocratie organise inéluctablement un monde pluraliste, c’est-à-dire conflictuel où les intérêts et les visées se différencient et s’affrontent ; si l’on veut éviter que tout cela ne conduise qu’à plus de segmentation et d’affrontements, seule la raison permet d’entrevoir un horizon de compréhension mais aussi de dépassement des oppositions, bref de construire un horizon commun.  

 

Robert LAFORE, Professeur de droit - Sciences Politiques Bordeaux