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07/02/2023
Yves PILLANT

Un enjeu démocratique

Pendant longtemps j’ai désespéré. Je ne comprenais pas pourquoi l’UNIOPSS ne valorisait pas mieux la vocation politique des Associations loi 1901 du secteur social. J’accompagnais des associations qui voulaient repenser leur projet associatif mais souvent avec une vision gestionnaire, les exonérant (enfin) de la charge caritative héritée. Et puis vous êtes arrivés dans mon petit paysage intellectuel avec votre approche associationniste. Ouf, il existe quelqu’un qui aborde ce que je croyais bien enterré ! Il y aurait même une approche associationniste ! 

Et puis je lis votre introduction. Mais là, tout va au-delà de mes espérances ! Ex. p.38 : « Revenir de façon critique sur l’héritage que nous a légué la philosophie grecque, notamment celle de Platon et la métaphysique classique inaugurée par Descartes est à cet égard indispensable : les sciences modernes en ont gardé des traces. Un travail critique est nécessaire si l’on veut conforter des manières d’intervenir reposant sur des exigences démocratiques intégrées au cœur des processus de connaissance et d’action. C’est du moins notre hypothèse. » Et bien je la partage grandement. Quel cadeau ! Merci. 

 

Quelques formules qui rapprochent du champagne par leur pétillance : 

- « La coupure du sujet et de l’objet appliquée à l’intervention sociale annihile l’usager en tant que sujet. » 

- « La coupure de la théorie et de la pratique discrédite toutes les formes de savoir autres que le savoir savant. » 

- Retour au principe d’incertitude : de « la souplesse et de l’inventivité : de l’indiscipline à l’égard des lois universelles. » 

- « La distanciation et l’objectivation, (…) marqueurs d’une neutralité érigée en critère de vérité. » 

- « La mise en ordre peut commencer : en s’appuyant sur la science et comme on le verra plus tard sur les lois universelles qu’elle révèle, le genre humain est en mesure d’agir avec systématicité sur le monde afin qu’en le transformant, il tourne à son avantage. » 

- « Il est difficile de concevoir un « agir avec » dans le cadre épistémologique traditionnel. »  

- « Les canons de la science classique (…) invisibilisent des pans entiers de la réalité. » 

 

Je partage totalement la conviction – et cela a été durant toute ma vie professionnelle – qu’il y a « un programme de recherches qui s’ouvre au travail social sur la base d’une réévaluation des schèmes de pensée opératoires dans les sciences classiques ». L’effort épistémologique est devenu une urgence. Merci à vous de nous sortir de la « prétention au monopole de l’interprétation exacte » qu’affirme la macro-sociologie. Aller de ce côté-là va provoquer quelques mécontentements en touchant à la fameuse « coupure épistémologique » ! « Nous refusons de considérer qu’une avant-garde intellectuelle aurait le monopole de l’interprétation des dilemmes dans lesquels se débattent les praticiens. » 

Le débat sur la « hiérarchisation des savoirs fondée sur une distinction entre un réel vrai et un réel illusoire » a conduit Husserl à écrire « La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale ». Bien qu’en désaccord sur bien des points, le geste de Husserl me semble analogue au vôtre. Une certaine sociologie ne mesure plus ce qu’elle construit comme grille de lecture qui filtre le réel et induit ensuite des rapports de spectateur au monde. Le « maitre et possesseur » de Descartes tient là sa totale réussite, avec le relais de Kant et le primat de la représentation ; c’est toute la sensibilité qui est discréditée dans une posture du surplomb. La phénoménologie renverse la table en réaffirmant la primauté de la manifestation sur la représentation.  

En vous lisant j’ai pensé à quelques auteurs qui partagent votre critique et surtout à Jean Baudrillard (À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social). Ce dernier écrit : « Les concepts de classe, de rapport social, de pouvoir, de statut, d’institution, et celui de social lui-même, tous ces concepts trop clairs qui font la gloire des sciences légitimes, n’ont eux aussi jamais été que des notions confuses, mais sur lesquelles on s’est accordé à des fins mystérieuses, celles de préserver un certain code de l’analyse » (p.10). Un autre auteur peu connu Gilbert Renaud a écrit À l’ombre du rationalisme et il dénonce la collusion travail social / rationalisme au Québec.   

Bien sûr la physique a déconstruit la position du spectateur en surplomb en soulignant l’effet interactionniste. Mais la philosophie a aussi beaucoup fait sur ce thème. C’est bien l’enjeu de la phénoménologie. Le débat entre l’esprit transcendant le monde et le monde posé à distance est très fort entre Husserl, partisan de la coupure (Deuxième leçon dans L’idée de la phénoménologie) et Heidegger qui se met en route pour la lever : « C’est uniquement parce que, en existant, nous sommes déjà au monde que nous pouvons rencontrer de l’étant intra-mondain » (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p.204). Ce dernier livre est une mise en pièce de la pensée cartésienne-kantienne (chapitre III). Le « Da-sein » veut défaire la coupure en s’éloignant du Moi-je. Mais il n’y parvient pas complètement ; il faut attendre d’autres philosophes pour accéder à l’abandon de cette coupure.  

Dans mes cours en ingénierie sociale je fais beaucoup travailler les étudiants pour qu’ils quittent « une logique d’application où la connaissance d’une théorie doit nécessairement précéder l’action et s’appliquer à la transformation d’un objet ou d’une situation sociale. » C’est tout l’enjeu actuel de la « capitalisation » qui n’est pas une démarche d’évaluation. La capitalisation est une modalité d’étude où « la connaissance du praticien n’est pas à l’origine mais à l’horizon de l’action pensée et menée avec les publics. » Et je m’appuie sur Dewey et sa compréhension de l’expérience-enquête (en quête de) ! 

Ce qui est très pertinent, c’est le lien que vous établissez et montrez entre l’épistémologie de la coupure et l’impossible participation des personnes accompagnées ; l’enjeu épistémologique recoupe un enjeu démocratique : « L’émancipation est inaccessible pour le citoyen ordinaire et il ne peut y prétendre que par la médiation salvatrice du sociologue. » La sociologie procède d’« une hiérarchie des savoirs [comme] support d’une hiérarchie des êtres », le tout masqué par l’argument de la « neutralité axiologique ».  

La participation réclame de préciser la cadre épistémologique dans lequel la notion est abordée. Sous cet angle votre livre est un régal. Comme vous dites clairement : « Nous défendons l’idée d’un socle épistémologique qui soit cohérent avec l’objectif d’association des savoirs. » Je pense aussi au travail d’ATD quart monde avec sa « Charte du croisement des savoirs et des pratiques ». 

Heureux de revoir l’école de Francfort mise à l’honneur (je suis très attaché à la critique de la raison instrumentale par Horkheimer et Adorno dans « La dialectique de la raison »). Comme pour tous les auteurs, votre présentation de la pensée est brève mais très juste, donc riche. 

 

Deux petites remarques qui ne retirent rien à la justesse de ce que vous avez élaboré : 

1. L’absence du thème de la rencontre qui, pour moi, est la structure même du travail social. C’est effleuré à la page 156 : « Il ne s’agit pas de moraliser les pauvres mais de les rencontrer et d’agir avec eux, non pas en partant de ce qu’ils « devraient faire ou être, mais de ce qu’ils sont et peuvent devenir » ». Il faut s’entendre sur ce « avec » qui, je l’ai écrit, a besoin de l’  « entre » que celui-ci devienne un par-et-pour l’autre. Pas de « pour » sans un « avec » qui pose une contribution du « par ». Je jargonne mais j’ai développé dans mon livre.  

2. Il me semble que la boucle dogmatique que vous quittez en en révélant les enfermements débouche aussi sur une prise en compte du corps qui inclut les sensibilités et les émotions. Certes Honneth va en ce sens avec « une vision conflictuelle des rapports sociaux qui intègre des composantes corporelles et émotionnelles » mais on ne peut pas dire qu’il y aille fort. Je retrouve dans ce débat ce que j’ai pu dire à propos de la production du commun qui est, pour éviter toute « violence totalitaire » Maffesoli, un « comme uns » Abensour. Bien sûr, je pense qu’il y a une forte cohérence entre le point 1 et ce point 2. 

Petit ajout. Dans la partie pratique, il y a la pratique professionnelle de l’ISIC : « Intervention sociale d’intérêt collectif ». C’est une pratique fidèle à plusieurs de vos propositions car elle travaille avec un collectif qui se construit pour que les individus deviennent collectivement des acteurs de leurs conditions de vie. 

 

Encore un grand merci pour ce travail et son audace.  

Yves PILLANT, spécialiste du secteur social et médico-social, consultant ESSMS, Docteur en philosophie
Auteur de
Une philosophie de la rencontre. Lecture de notre réalité commune avec Emmanuel Lévinas (L’Harmattan, 2021)