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07/02/2023
René LACHAPELLE et Denis BOURQUE

Une épistémologie pour le travail social

L’ouvrage de Laville et Salmon veut fournir au travail social une base épistémologique axée sur l’intégration des divers savoirs pratiques et savants. Les auteurs partent du constat que, en dépit de nouvelles définitions du travail social qui valorisent la promotion du changement social, du développement local et de la cohésion de la société civile, les travailleurs sociaux « se placent sous l’autorité d’un ensemble de connaissances élaborées sans leur concours par les sciences humaines et sociales » (p.29). Le statut scientifique reconnu aux pratiques, à la formation et aux travaux de recherche est marqué par l’impératif d’une distance critique qui s’enracine dans le dualisme platonicien et sépare l’univers des idées de celui de l’action. Ce statut ne permet pas de valider les préoccupations de plus en plus présentes de prise en compte des savoirs pratiques dans les productions scientifiques. Partant de ce constat, les auteurs organisent leur réflexion en deux temps, d’abord pour démystifier les pratiques qui considèrent l’« agir sur les publics », ensuite pour développer les bases épistémologiques de l’« agir avec les publics ». 

 

La première partie de l’ouvrage offre une démonstration étayée pour démystifier le fait que « l’outillage conceptuel classique » (p.71) aboutit à l’impossibilité de « constituer le travail social comme discipline à part entière » (p.90), le réduisant à une « technologie sociale » pour transformer l’organisation sociale selon des « lois identifiées et validées par la science » (p.97). 

 

La seconde partie portant sur « l’agir avec » présente un grand intérêt pour l’intervention sociale qu’elle soit individuelle ou collective, mais aussi pour la recherche et pour l’identification d’initiatives innovantes. Partant de la notion d’opportunisme épistémologique « sans scrupule » (p.126) que Feyerabend (1979) propose aux scientifiques, et de l’affirmation de Habermas (1987) que l’action est à la fois résultat et initiatrice dans « un processus circulaire » (p.139), Laville et Salmon mettent aussi à profit Dewey et Honneth pour proposer deux « objectifs d’émancipation » (p.147) du travail social : « assumer “une foi réfléchie dans les capacités des gens ordinaires” (Bernstein, 2015, p.141) » (p.147) et « ouvrir des possibilités empiriques de participation » aux citoyennes et citoyens (p.148). 

 

Cette trop brève présentation nous amène à partager une réflexion à partir de l’expérience québécoise d’agir avec les publics. Probablement sous l’influence d’un certain pragmatisme américain, mais aussi sur la base d’une expérience d’initiatives sociales reposant sur du voir-juger-agir dans les mouvements jeunesse depuis les années 1930, il y a au Québec une tradition d’intervention sociale à partir du vécu que le développement des sciences sociales est venu conforter et outiller pour arrimer les savoirs d’expérience et les savoirs savants. À la faveur de la laïcisation de la société québécoise au tournant des années 1960 et du développement de nouvelles institutions d’éducation supérieure, la réflexion théorique sur l’action sociale et le travail social s’est développée en dialectique constante avec les pratiques. 

 

Dans le domaine des coopératives, G.-H. Lévesque, fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, a joué un rôle déterminant pour affirmer leur statut non confessionnel et pour leur donner un pouvoir de négociation publique en créant le Conseil québécois de la coopération en 1940. L’intervention collective dans les quartiers s’est développée à partir de l’immersion dans les milieux populaires et l’attention au discours de ces populations comme le raconte Michel Blondin (Blondin, Comeau et Provencher, 2012). Les initiatives émergeant des collectivités et des groupes sociaux ont intéressé la nouvelle génération de chercheurs comme Benoît Lévesque et d’autres qui sont à l’origine de réseaux et d’équipes de recherche sur l’action collective (Bouchard, 2021). En réponse aux attentes des organisatrices et organisateurs communautaires, des chercheurs universitaires issus de l’intervention collective ont développé des approches théoriques pour alimenter les pratiques (Doré, 1992; Doucet et Favreau, 1991). Bref la recherche universitaire au Québec alimente depuis longtemps l’intervention sociale à partir des innovations que celle-ci suscite et accompagne sur le terrain (Mercier et Bourque, 2021). 

 

L’ouvrage de Laville et Salmon aurait pu mettre à profit certaines productions québécoises et françaises sur l’intervention collective. À ce chapitre, nous pensons entre autres à l’ouvrage de Avenel et Martin (2022) et à celui de Heckel et al. (2016). Malgré leurs limites, ces productions cherchent à leur manière à témoigner d’efforts pour construire un travail social axé sur l’« agir avec les publics ». Cette dernière posture justifie à elle seule qu’on les prenne en compte.  

 

Au final, la proposition de Laville et Salmon ajoute à cette tradition de recherche action une contribution épistémologique intéressante pour inscrire ces pratiques dans un corpus de connaissances scientifiques. 

 

René LACHAPELLE, chercheur au Centre de recherche et de consultation en organisation communautaire -UQO

Denis BOURQUE, professeur titulaire au Département de travail social, Université du Québec en Outaouais

 

Références 

Avenel C. et C. Martin (dir.) (2022). Manuel d’intervention collective pour les travailleurs sociaux. Des principes à l’action en faveur du développement social, Haut conseil du travail social, La Documentation Française. 

Blondin M., Y. Comeau et Y. Provencher (2012). Innover pour mobiliser. L’actualité de l’expérience de Michel Blondin, Québec : Presses de l’Université du Québec. 

Bouchard, M. J. (2021). L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois. Entretiens avec Benoît Lévesque, Québec : Presses de l’Université du Québec, 374p. 

Doré G. (1992). L’organisation communautaire et les mutations dans les services sociaux au Québec, 1961-1991. La marge et le mouvement comme lieux de l’identité, Service social, Vol.41, n˚2, p.131-162. 

Doucet L. et L. Favreau (dir.) (1991). Théorie et pratiques en organisation communautaire, Sillery : Presses de l’Université du Québec. 

Heckel B., C. Blaison-Oberlin, C. Autant-Dorier, C. Jibard, F. Grandjean, et al. (2016). Du pas de côté à l’engagement dans le développement communautaire Rapport de la recherche-action du séminaire pour l’intervention sociale communautaire. Ministère de l’intérieur, CGET; Ministère de la Santé et des Solidarités; Fédération des Centres sociaux; Chaire de Recherche du Canada en organisation communautaire; IR DSU; Collectif Pouvoir D’agir; Collectif de liaison des acteurs de la prévention spécialisée, halshs-02013234  

Mercier C. et D. Bourque (2021). Intervention collective et développement des communautés. Éthique et pratiques d’accompagnement en action collective, Québec : Presses de l’Université du Québec.