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26/03/2024
Danièle Faugeras
Blog PO&PSY

Le haïku selon Roland Barthes

Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire.

 

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            Déchiffrantes, formalisantes ou tautologiques, les voies d’interprétation destinées chez nous à percer le sens, c’est-à-dire à le faire entrer par effraction – et non à le secouer, à le faire tomber, comme la dent du remâcheur d’absurde que doit être l’exercitant zen face à son koan – ne peuvent que manquer le haïku ; car le travail de lecture qui y est attaché est de suspendre le langage, non de le provoquer.

            Le Zen tout entier mène la guerre contre la prévarication du sens. On sait que le bouddhisme déjoue la voie fatale de toute assertion (ou de toute négation) en recommandant de n’être jamais pris dans les quatre propositions suivantes : cela est A – cela n’est pas A – c’est la fois A et non-A –   ce n’est ni A ni non-A. Or cette quadruple possibilité correspond au paradigme parfait tel que l’a construit la linguistique structurale (A – non-A – ni A ni non-A (degré zéro) – A et non-A (degré complexe)) ; autrement dit, la voie bouddhique est très précisément celle du sens obstrué : l’arcane même de la signification, à savoir le paradigme, est rendu impossible. […] Ce qui est visé (par une technique mentale dont la précision, la patience, le raffinement et le savoir attestent à quel point la pensée orientale tient pour difficile la péremption du sens), ce qui est visé c’est le fondement du signe, à savoir la classification ; contraint au classement par excellence, celui du langage, le haïku opère du moins en vue d’obtenir un langage plat, que rien n’assied (comme c’est immanquable dans notre poésie) sur des couches superposées de sens, ce que l’on pourrait appeler le « feuilleté » des symboles. […]  Il y a un moment où le langage cesse (moment obtenu à grand renfort d’exercices), et c’est cette coupure sans écho qui institue à la fois la vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku. La dénégation du « développement » est ici radicale, car il ne s’agit pas d’arrêter le langage sur un silence lourd, plein, profond, mystique, ou même sur un vide de l’âme qui s’ouvrirait à la communication divine (le Zen est sans Dieu) ; ce qui est posé ne doit se développer ni dans le discours ni dans la fin du discours ; ce qui est posé est mat, et tout ce que l’on peut faire c’est le ressasser. […]  Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît ainsi comme une immense pratique destinée à arrêter le langage, à casser cette sorte de radiophonie intérieure qui émet continûment en nous, jusque dans notre sommeil, à vider, à stupéfier, à assécher le bavardage incoercible de l’âme. […]  Et si cet état d’a-langage est une libération, c’est que pour l’expérience bouddhiste, la prolifération des pensées secondes (la pensée de la pensée), cercle dont le langage lui-même est le dépositaire et le modèle, apparaît comme un blocage : c’est au contraire l’abolition de la seconde pensée qui rompt l’infini vicieux du langage. Dans toutes ces expériences, semble-t-il, il ne s’agit pas d’écraser le langage sous le silence mystique de l’ineffable mais de le mesurer, d’arrêter cette toupie verbale qui entraine dans sa giration le jeu obsessionnel des substitutions symboliques. En somme, c’est le symbole comme opération sémantique qui est attaqué.

            Dans le haïku, la limitation du langage est l’objet d’un soin qui nous est inconcevable, car il ne s’agit pas d’être concis (c’est-à-dire de raccourcir le signifiant sans diminuer la densité du signifié) mais au contraire d’agir sur la racine même du sens, pour obtenir que ce sens ne fuse pas, ne s’intériorise pas, ne s’implicite pas, ne se décroche pas, ne divague pas dans l’infini des métaphores, dans les sphères du symbole. La brièveté du haïku n’est pas formelle : le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste.

 

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            La justesse du haïku (qui n’est nullement peinture exacte du réel mais adéquation du signifiant et du signifié, suppression des marges, bavures et interstices qui d’ordinaire excèdent ou ajourent le rapport sémantique), cette justesse a évidemment quelque chose de musical (musique des sens et non forcément des sons) : le haïku a la pureté, la sphéricité et le vide même d’une note de musique : c’est peut-être pour cela qu’il se dit deux fois, en écho : ne dire qu’une fois cette parole exquise, ce serait attacher un sens à la surprise, à la pointe, à la soudaineté de la perfection ; le dire plusieurs fois, ce serait postuler que le sens est à découvrir, simuler la profondeur ; entre les deux, ni singulier ni profond, l’écho ne fait que tirer un trait sous la nullité du sens.

            L’art occidental transforme l’« impression » en description. Le haïku ne décrit jamais ; son art est contre-descriptif dans la mesure où tout état de la chose est immédiatement, obstinément, victorieusement converti en une essence fragile d’apparition : moment à la lettre « intenable » où la chose, bien que n’étant déjà que langage, va devenir parole, va passer d’un langage à un autre et se constitue comme le souvenir de ce futur, par là même antérieur.

            La description, genre occidental, a son répondant spirituel dans la contemplation, inventaire méthodique des formes attributives de la divinité ou des épisodes du récit évangélique ; le haïku, au contraire, articulé sur une métaphysique sans sujet et sans dieu, correspond au Mu bouddhiste du satori Zen, qui n’est nullement descente illuminative de Dieu mais « réveil devant le fait », saisie de la chose comme événement et non comme substance, atteinte de ce bord antérieur du langage, contigu à la matité (d’ailleurs toute rétrospective, reconstituée) de l’aventure (ce qui advient au langage plus encore qu’au sujet).

            Le nombre, la dispersion des haïku, d’une part, la brièveté, la clôture de chacun d’eux d’autre part, semble diviser, classer à l’infini le monde, constituer un espace de purs fragments, une poussière d’événements que rien, par une sorte de déshérence de la signification, ne peut ni ne doit coaguler, construire, diriger, terminer. C’est que le temps du haïku est sans sujet : la lecture n’a pas d’autre moi que la totalité des haïku dont ce moi, par réfraction infinie, n’est jamais que le lieu de lecture. […]  Cette réflexion infinie est le vide même (qui, on le sait, est la forme).          Ainsi le haïku nous fait nous souvenir de ce qui ne nous est jamais arrivé ; en lui nous reconnaissons une répétition sans origine, un événement sans cause, une mémoire sans personne, une parole sans amarres.

 

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            Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son discours incompréhensible), en sorte que le haïku n’est à nos yeux ni excentrique ni familier : il ressemble à tout et à rien : lisible, nous le croyons simple, proche, connu, savoureux, délicat, « poétique », en un mot offert à tout un jeu de prédicats rassurants ; insignifiant néanmoins, il nous résiste, perd finalement les adjectifs qu’un moment plus tôt on lui décernait et entre dans cette suspension du sens qui nous est la chose la plus étrange, puisqu’elle rend impossible l’exercice le plus courant de notre parole, qui est le commentaire. […]

            De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler « la vision sans commentaire ». Cette vision (le mot est encore trop occidental) est, au fond, entièrement privative ; ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute l’idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? De la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la bouddhité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité : il faut rester assis « juste pour rester assis ». Le haïku (comme les innombrables gestes graphiques qui marquent la vie japonaise la plus moderne, la plus sociale) n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?

            Ce qui disparaît dans le haïku, ce sont les deux fonctions fondamentales de notre écriture classique (millénaire) : d’une part la description (la pipette, l’ombre du pin, l’odeur du poisson, le vent d’hiver ne sont pas décrits, c’est-à-dire ornés de significations, de leçons, engagés à titre d’indices dans le dévoilement d’une vérité ou d’un sentiment : le sens est refusé au réel ; bien plus : le réel ne dispose plus du sens même du réel) et d’autre part la définition ; non seulement la définition est transférée au geste, fût-il graphique, mais encore elle est dérivée vers une sorte d’efflorescence inessentielle – excentrique – de l’objet. […]

            Ne décrivant ni ne définissant, le haïku (j’appelle ainsi finalement tout trait discontinu, tout événement de la vie japonaise tel qu’il s’offre à ma lecture), le haïku s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! d’une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée. Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière. Mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien.

 

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            Rien de spécial, dit le haïku, conformément à l’esprit du Zen : l’événement n’est nommable selon aucune espèce, sa spécialité tourne court ; comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé s’efface ; rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulées de sens.

 


 

Roland BARTHES

Extraits de L’empire des signes, ed. Skira, 1970.