Deza Nguembock


Janvier 2015.

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Vous êtes titulaire d’un master en e-business en plus d’une licence en littérature anglaise. Vous avez créé en 2005 une association artistique dans laquelle vous avez développé en 2007 le concept « Esthétique et handicap » avec l’objectif de faire entrer la personne handicapée dans l’univers du beau. En 2011, vous avez créé l’agence E&H Lab spécialisée dans le conseil en communication sur la responsabilité sociétale des entreprises dont l’un des objectifs est de faire évoluer les perceptions sociales sur le handicap. La même année, vous avez réalisé le film Miroir de mon âme autour de quatre personnes avec un handicap physique, dont vous-même, qui témoignent de la difficulté générée par le regard de l’autre. Pour prolonger cette expérience, vous avez eu l’idée de publier des entretiens plus complets, portant sur d’autres domaines essentiels de la vie. Blandine Bricka, normalienne, agrégée de lettres modernes, titulaire d’un dea de l’ehess en anthropologie sociale, a accepté de mener à bien cette entreprise faite de rencontres et d’écriture qui, avec le soutien de la Fondation de France, a abouti au livre récemment paru aux éditions érès, L’art d’être différent. Histoires de handicaps.

Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs votre démarche ?

Deza Nguembock : Je suis née au Cameroun où j’ai eu des problèmes de santé et où j’ai grandi en harmonie avec moi-même et avec ma communauté. En arrivant en France, j’ai pris conscience dans le tard que le fait d’être handicapée engendrait d’autres soucis qui dépassaient les problèmes d’ordre médicaux. J’avais une vision terre à terre et naïve du handicap qui, dans mon propre cas, se limitait à la réalité d’une jeune femme des fois malade mais dynamique, qui pouvait être absente de l’école plusieurs mois, mais qui réussissait bien ce qu’elle entreprenait ; une femme avec des limites physiques qui aurait adoré faire des marathons, mais qui malgré tout était heureuse et aimait sa vie par-dessus tout. Ici, j’ai découvert qu’il y avait un statut réservé aux personnes handicapées. Ce statut leur donne certains privilèges, mais en même temps les met dans une posture très ambiguë, ce qui en fin de compte les empêche souvent d’être traitées comme les autres. J’ai eu du mal à entrer dans cette case réservée aux personnes en situation de handicap bien que je me reconnaissais handicapée. J’ai fait deux tentatives pour être membre d’associations de personnes en situation de handicap ; je n’y suis pas restée longtemps, n’ayant trouvé ma place dans aucune.

« Esthétique et handicap » s’est imposé à moi. Il est un mélange de ma réalité, mon vécu, ma vision de la beauté et l’héritage que j’ai eu envie de léguer aux générations futures. Ma rencontre avec Marie Decker en 2007-2008 a été déterminante. Marie incarne la femme dans toute sa splendeur, une entrepreneure optimiste, une épouse radieuse et une maman comblée. Elle m’a présenté Nicolas Bissardon qui a été aussi d’une grande inspiration pour moi : un bel homme à la fleur de l’âge, ambitieux et épanoui. Le concept « Esthétique et handicap » voulait mettre en lumière cette nouvelle génération de modèles qui ne jouaient pas la comédie, mais qui vivaient bien leur singularité et qui pouvaient inspirer la société. J’ai fait la connaissance de Benoît Walther suite à ma 2e campagne « Be Thyself  ». Notre rencontre a été bouleversante ; Benoît m’a touchée par sa grande sensibilité et son intelligence. Son histoire m’a inspiré le film documentaire Miroir de mon âme dans lequel nous croisons tous les quatre nos regards sur nos vies, bien que je reste un peu en retrait par rapport à eux trois. Les échanges lors des différents shooting ont été très profonds et très riches, mais le format du documentaire ne permettait pas de les exploiter, ainsi est né le projet du livre. J’ai rencontré Blandine Bricka chez W&Cie, une agence de Design et Communication où nous travaillions toutes les deux et où nous nous sommes liées d’amitié. Lalie Segond est la dernière personne du projet que j’ai connue grâce à Internet. Je l’ai invitée à nous rejoindre car le thème du livre était orienté sur la parentalité et j’étais intéressée par son double regard en tant que fille et mère. D’abord, j’ai voulu lui confier la direction des entretiens car j’ai apprécié ses travaux et ses réflexions sur le handicap. Mais finalement, j’ai pensé qu’il serait plus judicieux de les confier à une personne non concernée directement par le handicap. Ce livre donne à entendre une parole simple, non héroïque, une parole libre et sans tabou. Il donne également aux parents quels qu’ils soient, aux personnes en situation de handicap et aux personnes dites valides, les clés pour comprendre la construction de ces cinq personnes handicapées.

 

MFDS : Votre agence de communication dédiée à l’image du handicap est très originale. Quels sont vos objectifs ? Comment êtes-vous organisés pour mener à bien tous vos projets ? Parlez-nous des campagnes que vous avez lancées depuis 2007 et plus particulièrement de celle qui a débuté à Paris le 6 novembre « Piétinons les préjugés ».

DN : E&H Lab est en effet fondé sur une idée innovante. Son premier objectif est la réussite de l’intégration sociale et professionnelle des personnes en situation de handicap. À travers ses actions, les personnes handicapées ne doivent plus se retrouver au plus bas de l’échelle sociale et professionnelle ; elles doivent en fonction de leur potentiel prendre l’ascenseur social et s’épanouir comme tout individu. Nous travaillons sur des projets clients mais aussi sur des projets internes qui sont conçus et orchestrés de A à Z dans l’agence.

Au départ, elle a fonctionné sans financements externes à l’exception de sa toute première campagne « Esthétique & handicap », qui a été financée en partie en 2008 par la ville du Cap en Afrique du Sud. Le corps comme vecteur d’intégration était le sujet de ce projet. En tant que premier élément visible de notre identité, le corps dans toute sa diversité est un élément central tant dans la démarche artistique que dans l’acceptation et l’intégration des personnes en situation de handicap. La deuxième campagne « Be thyself » portait l’image comme un puissant vecteur d’intégration. Son objectif était de remplacer petit à petit dans l’inconscient collectif l’image misérabiliste des handicapés par une image esthétique, dynamique et positive ; une image qui déplace les catégories du normal et de l’anormal et favorise le développement d’une approche sociale, relationnelle et professionnelle différente. « Miroir de mon âme », lorsque le handicap questionne la norme, est la troisième campagne de sensibilisation qui invite à une rencontre intime, simple et vraie avec quatre personnes vivant avec un handicap visible ou invisible. Elle vise à libérer la parole sur des questions généralement taboues de l’intégration professionnelle, du désir, du couple et de la parentalité des personnes handicapées. « Miroir de mon âme » propose un autre visage du handicap. La toute dernière campagne, « Piétinons les préjugés », permet de prévenir et de lutter efficacement contre les discriminations. Il s’agit d’une campagne de street art qui met les publics à contribution et au cœur de l’action en les invitant à une véritable réflexion personnelle sur les idées reçues. À travers ses deux installations artistiques, le participant est tour à tour confronté aux images du handicap inspirées par les idées reçues et installées dans une bulle. Il médite sur ces clichés et échange sur ses émotions, son vécu, ses angoisses ou son espoir. En piétinant sur le dispositif tactile au sol, il est acteur de la déconstruction des idées reçues. Cette campagne sera visible dans plusieurs villes nationales et internationales tout au long de 2015.

 

MFDS : Dans le livre, les différents auteurs témoignent de leurs engagements personnel, professionnel, affectif et/ou familial, avec une grande sensibilité que Blandine a su mettre en valeur. En quoi ce livre contribue-t-il à sa façon à piétiner les préjugés ?

DN : « Une idée reçue est une opinion, située entre le stéréotype, le cliché et le lieu commun. » Souvent répandues, les idées reçues sont psychologiquement et socialement intégrées dans la culture ; elles répondent à une question complexe ou gênante et s’imposent insidieusement même lorsqu’il s’agit d’énormité par rapport à la vérité ou à la logique. Autrement dit, les stéréotypes sur le handicap ont la vie dure et restent fortement ancrés. L’art d’être différent. Histoire de handicap contribue fortement à piétiner les préjugés. À travers les différents témoignages, beaucoup de zones d’ombre sont éclairées. On découvre finalement une personne qui vibre, rêve, souffre comme tout être humain et qui aspire à la liberté, à l’amour et à la vie.

Je remercie infiniment Blandine, Marie, Nicolas, Benoît et Lalie pour leurs brillantes contributions dans ce projet, la Fondation de France qui nous a soutenus, vos lecteurs qui nous découvrent et vous-même pour votre confiance.

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