Dialogue entre Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun


 

 

    Le dialogue entre Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun se perpétue vingt ans
    après L’homme sans gravité à travers l’actualité plutôt brûlante où les implicites
    de la question du transgenre résonnent avec la vie politique elle-même.
    Nul doute que La dysphorie de genre. À quoi se tenir pour ne pas glisser ?
    provoquera des débats.

     Extrait

 

 

 

Jean-Pierre Lebrun : Aujourd’hui, et suite à toute une évolution de société sur laquelle il n’est pas possible ici de nous attarder, l’instance paternelle est considérée comme obsolète ; elle est même discréditée du fait de son assimilation avec le patriarcat, et seule persiste la légitimité de l’amour maternel. Au point même que cela en est devenu un nouvel idéal : il suffit d’aimer sans condition son enfant, comme si cet amour allait d’emblée lui apporter tout ce dont il avait besoin pour grandir…, si tant est qu’il faille encore grandir ! Mettre des conditions à l’amour est devenu incongru, mais surtout toute limite est désormais perçue comme blessante, n’étant rien d’autre qu’une contrainte abusive qui s’avère inopportune et même délétère.

S’ensuit d’ailleurs bien souvent que, concrètement, plus personne n’est encore aujourd’hui en mesure d’énoncer une limite sans aussitôt se faire qualifier d’excès ou d’abus d’autorité. Toute condition mise à l’amour est aussitôt perçue comme atteinte à l’épanouissement de l’enfant, comme entrave au développement de sa singularité.

 

Charles Melman : Ce qu’on reproche au père, c’est d’introduire les microbes de la sexualité dans ce qui est le champ aseptique de la relation mère-enfant.

Il se trouve qu’aujourd’hui cette relation peut rester aseptique puisque les microbes seront fournis par un laboratoire. Quelque chose encore que peu de personnes relèvent, c’est à quel point l’institution familiale est en train de se dissoudre. C’est la première fois dans l’humanité !

 

JPL : La famille se remodèle sur cet idéal de l’amour maternel sans condition, et discrédite aussitôt tout ce qui viendrait y faire objection. L’institution familiale n’existe dès lors plus comme institution et la famille n’assure plus cette position de marchepied vers l’institution sociétale ; elle ne prépare plus à la vie en société.

 

CM : La famille, en effet, était la grande école, la grande introduction à la vie sociale. La famille, aussi mal foutue soit-elle, et comme nous le savons vous et moi, elle n’était pas toujours aussi bien foutue qu’on l’aurait espéré, mais ce n’était pas une famille d’accueil. C’était autre chose. Autre chose, quoi ? C’est cet « autre chose » qui est en train de disparaître.

 

JPL : Au profit de l’idée que la famille doit d’abord être le lieu d’un vivre bien ensemble, le mieux possible, le plus sympathiquement. La famille comme cocon protecteur plutôt que comme première institution. […]

Les enfants ont alors affaire à une famille qui, souvent, n’est plus qu’horizontale, où tout le monde est quasiment sur le même pied…

 

CM : Les enfants ne vont plus rien y comprendre.

 

JPL : De ce fait, ces enfants n’auraient plus à grandir. Ils seraient en revanche sommés de s’autodéterminer puisqu’ils seraient d’emblée reconnus comme des sujets à part entière.

 

CM : Exactement, ce ne sont alors plus des enfants ; ce sont des créatures venues on ne sait plus exactement d’où pour aller vers on ne sait plus exactement quoi. La liberté, vous dis-je.

 

JPL : Nous retombons sur ce que nous avons évoqué à propos de Petite fille. C’est ce que certains collègues revendiquent aujourd’hui pour l’enfant : la capacité de pouvoir s’autodéterminer.

 

CM : Comme si quelqu’un jamais pouvait être autodéterminé. Comme s’il avait en lui, tout seul, les éléments de ses identifications, de ses choix, de ses orientations. Cela supposerait – c’est ce qui est touchant et je l’ai déjà signalé – en chacun de nous un savoir inné, équivalent à celui de l’animal. C’est là qu’on en revient à l’antispécisme, c’est-à‑dire à penser la continuité de l’humain avec l’animal. Il y aurait du coup, en chacun de nous, un savoir inné qui serait brimé, qui serait offensé par la culture. Il faut alors nous libérer de la culture pour que chacun puisse laisser libre cours à son savoir inné. Ce n’est pas rien, puisqu’un tel savoir n’existe pas. On aura à bricoler avec les moyens du bord.

 

JPL : C’est ainsi que l’on entend parler aujourd’hui d’assignation pour la détermination anatomique de son sexe. Comme si, avec ce mot, on venait d’emblée marquer l’abus de détermination par l’anatomie, auquel il s’agit alors évidemment de pouvoir objecter au nom même de son seul ressenti.

 

CM : Mais c’est surtout une erreur, une faute fondamentale que d’imaginer que quelqu’un naît avec son identité sexuelle, avec ses choix de vie, avec son éthique, ses modes de conduite ; c’est une assimilation qui nulle part n’a été vérifiée.

 

JPL : Nous pouvons d’ailleurs bien remarquer que, dans un tel contexte, l’autre n’a plus vraiment sa place. L’altérité est évincée, le sujet se serait fait tout seul dans sa tête. […]

Mais comment entendez-vous ce qui se passe du côté de cette demande de pouvoir désormais « transgenrer » ? Comment entendez-vous cette revendication de pouvoir se dire d’un autre genre que celui assigné par un destin sur lequel nous n’avons pas (encore) prise ? Est-ce que cela relève de ce que vous avez appelé « la nouvelle économie psychique », ou bien s’agit-il déjà de quelque chose qui nous entraîne encore plus loin ?

 

CM : Je crois que nous vivons l’époque du triomphe de la science. On voit mal pourquoi, alors que nous sommes capables, dans le domaine végétal et animal, de faire des ogm, des organismes génétiquement modifiés, je ne vois pas pourquoi cela ne viendrait pas s’appliquer à notre chère humanité. Donc, on est en droit d’exiger de la science de pouvoir décider de la position subjective qui paraît à tel ou tel la plus avantageuse.

La seule façon que j’aurais de vous répondre, c’est de vous dire que le processus a été enclenché il y a quelques décennies, célébré par nous avec L’homme sans gravité. On voit bien qu’aujourd’hui, nos chers concitoyens ne savent plus autour de quoi ils tournent, et donc ne savent plus tourner selon ce qui impose la répétition : l’objet cause du désir. Ce qui fait qu’on est plutôt sans cesse en mouvement, mais avec la science, en mouvement vers ce qui serait, je dirais, la maîtrise du réel, pourquoi pas le choix de son sexe par exemple.

Ce serait alors ça aujourd’hui le progrès, la faculté de pouvoir abolir et franchir ces bornes. Autrement dit pouvoir gagner, atteindre, espérer, réaliser une jouissance qui serait un peu plus satisfaisante que celle que nous offrent, toujours conflictuelles, la différence des sexes et l’identité sexuelle.

Il me semble donc que le terme de progrès n’est pas seulement utopique mais qu’il repose précisément sur une ambition de l’appareil psychique de parvenir à ce qui serait enfin un rapport satisfaisant à l’objet. Dans le domaine de ce que nous fournit la technologie, nous y arrivons, me semble-t-il, par exemple avec ces objets magiques que nous tenons en main et qui nous permettent de converser, de discuter à des kilomètres de distance. Et si c’est réalisable du point de vue technologique, pourquoi cela ne le serait-il pas dans d’autres registres et en particulier dans le registre essentiel, c’est-à-dire celui de l’insatisfaction ordinaire de la jouissance pour notre espèce ? S’il y a un moyen technique de la résoudre, cette insatisfaction, sans pour autant se servir de drogues, de toxiques…, je ne vois plus quel serait l’obstacle d’ordre moral susceptible de contrarier une telle réussite.

 

JPL : Justement ! Ce que nous savons, nous, du fonctionnement de l’appareil psychique, c’est qu’il nous rend inapte à jouir de la possession de l’objet comme tel, comme supposé exister. De l’objet de jouissance, nous ne connaissons que son semblant, si bien que la jouissance humaine est corrélée à l’insatisfaction, à la déception incluse dans le langage. C’est ce qui nous spécifie, nous constitue, comme inhérent aux conséquences des effets du langage, qui nous est propre à nous les parlêtres, comme le disait Lacan.

Visionnez le replay du "Lundi d'érès" consacré à l'ouvrage (durée 1h)

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