Emmanuel Hirsch


  

   

Janvier 2021.

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Emmanuel Hirsch, vous êtes professeur d’éthique médicale et président du Conseil pour l’éthique de la recherche, à l’université Paris-Saclay, directeur de l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France. Vous êtes également membre du Conseil stratégique Covid-19 de la région Île-de-France. Vous êtes devenu, pour le monde scientifique, les médias et la société,  une personnalité de référence pour apporter les éclairages éthiques indispensables. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Une démocratie confinée. L’éthique quoi qu’il en coûte, un livre engagé  et critique qui reprend toutes les problématiques éthiques soulevées par la gestion de la crise sanitaire ?

Emmanuel Hirsch : Je pense nécessaire de prendre un instant pour vous expliquer d’où je parle et ce qui explique la rédaction de ce livre.

J’ai débuté mon aventure sur les territoires de l’éthique vers 1980 dans le contexte des « années sida » – une expérience exemplaire bien que redoutable et éprouvante de l’approche démocratique d’une pandémie. Par la suite, j’ai participé aux conquêtes de la démocratie en santé, notamment au sein du milieu associatif, avant de m’investir dans les travaux préparatoires à une autre crise sanitaire, celle du H1N1 entre 2006 et 2009.

Il m’était donc évident, dès la fin janvier 2020, qu’il convenait de se préparer à un phénomène d’ampleur, de ce fait, politique, qui envahirait l’espace social jusqu’à le saturer et à obscurcir notre horizon.

 

MFDS : Vous portez un regard critique sur l’impréparation des instances publiques à cette crise sanitaire.

EH : Nous avons appris de ces mois de crise que nos politiques publiques n’avaient pas eu la capacité d’intégrer l’imminence d’une pandémie, et se révélaient impréparées et inorganisées pour déterminer dans l’urgence un cadre d’action pertinent. Je préfère cependant retenir aujourd’hui la résolution du chef de l’État dans son allocution du 13 mars 2020, prêt à consentir aux choix nécessaires « quoi qu’il en coûte », à l’irrésolution et parfois à l’inefficacité des décisions relatives au port du masque, à l’accès aux tests, aux mesures de confinement des personnes contaminées et maintenant aux conditions d’accès à la vaccination.

Je préfère également retenir que dans un contexte de peur, de désarroi et d’incompréhension, le courage et la capacité d’agir se sont incarnés dans l’engagement de ces invisibles de notre quotidien, acharnés à préserver le devenir d’une société dont ils sont si souvent exclus. À une époque où l’on s’habituait à concéder à l’intelligence artificielle un pouvoir sur nos vies et nos sociétés, voilà que des intelligences simplement et humblement humaines permettaient de contrer provisoirement une pandémie !

Je rends hommage à nos professionnels de santé, à ceux du médico-social, aux militants associatifs et à bien d’autres encore qui incarnent un sens élevé de l’engagement éthique et des valeurs de notre démocratie.

 

 

MFDS : Le sous-titre de votre livre est « L’éthique quoi qu’il en coûte ». Rarement les questions d’éthique médicale ont été aussi présentes dans de débat public. Quels ont été selon vous les dilemmes les plus délicats ?

EH : Nombreuses ont été les questions éthiques qui se sont imposées dans l’urgence si particulière du contexte de crise sanitaire. J’en énonce quelques-unes à propos desquelles notre Espace éthique de la région Île-de-France aura été particulièrement sollicité.

Selon quels principes arbitrer les choix ? Selon quels critères décider de réanimer ou d’y renoncer ? Une personne atteinte d’une maladie chronique doit-elle se résigner à renoncer à ses traitements lorsque l’afflux des malades de la Covid-19 sature les capacités hospitalières ? Tout protocole médicamenteux expérimental justifie-t-il une autorisation de mise sur le marché, y compris sans recourir aux standards internationaux de la recherche biomédicale ? Selon quels critères recruter les personnes dans le cadre de la recherche vaccinale ? Si un traitement était disponible en quantité limitée, qui en bénéficierait en priorité ?

D’autres questions tout aussi délicates sollicitaient une approche en des termes parfois inédits. À quels dispositifs adosser la décision d’une sédation terminale pour éviter une mort par suffocation ? Comment les mettre en œuvre et avec quel contrôle dans un établissement non médicalisé ou à domicile ? Comment soutenir une famille dans l’incapacité d’accompagner la fin de vie d’un proche ? Est-il acceptable de renoncer à l’accompagnement spirituel du mourant et de renoncer aux rites mortuaires ?

On le constate, la réflexion éthique a permis, là où il était nécessaire de décider dans un contexte qualifié de « dégradé », d’argumenter les choix « préférables » en se référant aux principes de respect de la personne, de dignité, de justice et de proportionnalité.

 

MFDS : Ainsi analysez-vous la dimension politique des arbitrages incontournables ?

EH : Effectivement, car le souci éthique s’est également exprimé dans les interventions de nos responsables politiques. Ils ont eu le courage d’assumer des décisions qui leur sont déjà reprochées aujourd’hui, et d’affirmer à quelles valeurs d’humanité et de démocratie se référaient leurs principes d’action.

À cet égard, un de leurs choix déterminant a suscité nombre de controverses, y compris pour conférer au premier confinement une perspective de solidarité : était-il plus justifié de se soucier de la survie de nos aînés ainsi que des plus vulnérables, que de la continuité de la vie économique et des conditions de l’avenir des jeunes générations ?

Ce qui doit cependant être souligné, c’est l’irruption d’une éthique de terrain, d’une éthique concrète, en acte, d’un engagement éthique qui n’a surpris que ceux qui ignoraient ou négligeaient la vitalité de l’esprit démocratique, le sens du bien commun. Il ne serait ni compréhensible ni admissible que cette expertise souvent acquise au vif d’un réel exploré à mains nues, sans toujours bénéficier des moyens indispensables pour atténuer les vulnérabilités, ne soit pas considérée comme une ressource indispensable dans l’arbitrage des décisions politiques après la pandémie.

 

 

MFDS : Vous faites apparaître dans vos réflexions qu’une pandémie interroge nos valeurs, nos systèmes de référence.

EH : Faire front à une pandémie ne se limite pas à décider de mesures de santé publique et de l’organisation des dispositifs médico-scientifiques. Une crise sanitaire planétaire déstabilise et interroge en profondeur les sociétés. Elle expose leurs systèmes de valeurs.

La réflexion éthique est sollicitée dans ces circonstances, non pas pour prescrire des règles de conduite, mais pour créer les conditions favorables à l’identification, à l’examen, à l’argumentation et à la hiérarchisation des stratégies dans un contexte complexe et incertain qui sollicite la pluralité des expertises et des opinions.

Nous pourrions être confrontés demain à une crise sanitaire différente, d’une autre ampleur : nucléaire, radiologique, biologique ou chimique (NRBC).

Y sommes-nous davantage préparés aujourd’hui ? Qu’avons-nous tiré de ces mois de pandémie ?

Quelques questions devraient être posées avec une exigence de transparence, dans le cadre d’une concertation publique.

Comment les pouvoirs publics nous associent-ils à leurs arbitrages et avec quelles informations ? Quels sont les mesures et les dispositifs envisagés ? Selon quels critères seront désignées les personnes prioritaires dans l’accès aux moyens de protection et aux traitements en cas de pénurie ? Quelles instances contrôleront le respect de la mise en œuvre des décisions et en évalueront les conséquences ? De quelle nature sera l’attention portée à la protection des personnes les plus exposées aux risques ? Les plus vulnérables bénéficieront-ils de la mansuétude qui leur a été témoignée en 2020 et dont quelques beaux esprits déplorent qu’elle a compromis durablement notre économie ? Qu’en sera-t-il de la continuité de la vie de la nation ? Comment sera assurée la gouvernance du pays, et quelle sera la capacité d’intervention du Parlement ? Comment sera organisé le confinement des survivants et négocié la sortie de la catastrophe ? Quelle sera l’approche des morts massives ? Qu’en sera-t-il de nos valeurs et de nos rites dans un contexte de chaos ?

 

MFDS : Ainsi, selon vous, il est urgent de développer une culture du risque, de définir ce que nous pouvons on non accepter à cet égard ?

EH : Ces derniers mois, les circonstances nous ont éveillés à cette dure confrontation aux réalités d’un risque sanitaire avec ses conséquences en termes de risques socio-politiques.

Rien ne nous avait préparés à une pandémie. Négliger l’anticipation d’un risque sanitaire dont les experts évoquaient pourtant la forte probabilité depuis les épisodes du SRAS, du H1N1, de la fièvre Ebola, ou l’émergence d’autres coronavirus constituait une faute. Nos sociétés évoluent dans un environnement risqué, incertain, instable, interdépendant. Avons-nous pour autant développé une culture politique qui permette d’intégrer dans les décisions publiques et nos pratiques sociales l’exposition à l’imprévisibilité de sinistres provoqués par nos modes de vie, nos comportements, notre indifférence à l’autre, notre inattention au monde et tant de certitudes aujourd’hui démenties ?

Ce qui a été mis en œuvre avec lucidité face aux risques du terrorisme doit inciter à une démarche politique responsable en termes de santé publique.

 

MFDS : Faut-il craindre que la défiance à l’égard des décideurs publics rende plus difficile la gestion de la crise sanitaire dans les prochains mois ?

EH : La nouvelle phase de la pandémie qui est évoquée actuellement est plus inquiétante que celles qui l’ont précédée, non pas seulement parce que nous ne serions pas en mesure de l’éviter, mais parce qu’elle s’inscrit dans un temps long, dans une forme de continuité dont on ignore le terme. Il nous était impossible de le comprendre ou de l’admettre jusqu’à présent, tant les conséquences de cette analyse s’avèrent incompatibles  avec nos capacités de les supporter ou plutôt de les subir.

Mais si nous sommes plus démunis face à la résurgence de la pandémie c’est aussi parce que la défiance s’est insinuée depuis des années dans la vie publique, renforcée ces derniers mois par les carences et les contradictions dans la gestion de la crise sanitaire.

 

MFDS : Il est souvent question dans votre livre de la tension entre liberté et responsabilité. Est-on assez attentifs à nos responsabilités en termes de justice au regard des plus vulnérables ?

EH : Certes nous bénéficions d’un privilège dans notre pays, celui d’un accompagnement économique efficace et bienveillant qui atténue les drames sociaux sans parvenir pour autant à apaiser les détresses humaines et les souffrances qui gangrènent déjà la vie sociale. La Banque mondiale annonce que près de 150 millions de personnes subissent les conséquences d’une vulnérabilité accrue du fait de la Covid-19.

Nous avons mieux appris en ces temps de pandémie la valeur de notre relation à l’autre, qu’il soit proche ou éloigné. Les figures de la sollicitude, de la solidarité et notre expérience de l’interdépendance ont permis d’inscrire le combat contre le virus dans un espace de coresponsabilité. Il nous faut être plus ambitieux et résolu encore, ne serait-ce que dans le cadre de la stratégie vaccinale en ce qui concerne nos responsabilités à l’égard des pays. OXFAM international indiquait le 17 septembre que 13 % des pays du monde les plus riches ont déjà préempté 51 % de la production des vaccins en développement. Comment s’est-on préparés à ce défi éthique qui ne se limite pas aux règles de répartition des doses vaccinales et aux négociations économiques avec les firmes qui vont les produire ?

Il nous faut comprendre que l’exigence éthique en temps de pandémie nous engage à mieux saisir la valeur et le sens démocratiques de nos responsabilités.

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