Entretien avec Arianna Cecconi, Tuia Cherici, Frédérique Fabre et Marc Rey


 

 

 

Amandine Dubois : Vous êtes les auteurs de l’ouvrage Le sommeil des bébés et des mères. Approches transculturelles qui paraît en mars dans la collection « 1001BB ». Comme vous le dites dans l’introduction, nous n’évoquons que très peu nos habitudes et façons de dormir. Trop intime, inavouable ou sans intérêt peut-être, nous n’en faisons pas un sujet de discussion. Pourtant l’arrivée d’un bébé nous expose parfois durement à cet espace-temps qu’est la vie nocturne. Votre ouvrage décrit et analyse une expérience innovante que vous avez lancée à Marseille dans le quartier du 15e arrondissement : les ateliers du sommeil.

Pour commencer, comment votre petit groupe pluridisciplinaire s’est-il constitué et comment est née l’idée de créer des ateliers du sommeil pour les bébés et les mères ?

 

Notre groupe est né sous l’impulsion d’Arianna Cecconi (anthropologue) et de Tuia Cherici (artiste) qui travaillaient ensemble à une recherche sur les rêves et leurs rôles dans des territoires et des sociétés différentes. Cette recherche, qui depuis 2013 s’est centrée dans les quartiers Nord de Marseille, les a amenées à s’intéresser de plus en plus au sommeil car une majorité des habitantes se plaignaient de difficultés à dormir. Elles ont alors contacté le Dr Marc Rey, qui était responsable du Centre du sommeil de l’hôpital de la Timone à Marseille. Entre temps, grâce à un séminaire d’ethnopsychiatrie, Arianna Cecconi rencontre Frédérique Fabre formée à la psychologie transculturelle. Toutes les deux se trouvent par ailleurs vivre au même moment l’expérience de la maternité et son impact sur leurs propres nuits.

 

Notre petit groupe de quatre se réunit alors à plusieurs reprises avec la volonté de travailler ensemble sur le sommeil, ses altérations, sa transmission et ses enjeux biologiques, psychologiques, sociaux et culturels. Nous nous s’intéressons en premier lieu au moment de la naissance d’un enfant car il transforme le sommeil des parents mais pose aussi la question de « comment apprendre à dormir au bébé ? ». Nous décidons ainsi de mener une étude interdisciplinaire sur le sommeil à partir des ateliers adressés aux mères des enfants en bas âge. Les ateliers sont à la fois un lieu de recherche mais aussi d’action, menés dans des quartiers sensibles de Marseille. Nous sommes alors confrontés à des situations de précarité et d’isolement mais aussi à diverses ressources et savoir-faire des mères issues d’univers socio-culturels différents.

 

AD : Pouvez-vous nous présenter le déroulement concret de ces ateliers ?

 

L’objectif de l’atelier sommeil est de proposer un parcours pour soutenir les mères au cours de la période périnatale pendant laquelle les problèmes de sommeil représentent un facteur de grande vulnérabilité. L’atelier s’articule en 6 séances de 2 heures et se tient dans des centres de Protection maternelle infantile, des centres sociaux, des Maisons pour tous. Un groupe de mères, souvent accompagnée de leur bébé, est constitué par la structure qui accueille l’atelier. Chaque séance se concentre sur des aspects précis du sommeil. Des notions concernant les cycles du sommeil des bébés et de l’adulte sont apportées, et le partage d’expériences entre les mères est encouragé pendant toutes ces séances. Arianna demande au groupe de réfléchir sur le passé : comment je dormais quand j’étais petite ? Comment, à travers mes changements de vie (migration, mariage, grossesse), mon sommeil a changé ? Chaque participante prend conscience de la variété des approches (culturelles, psychosociales) du sommeil et de la notion de repos. 
On déconstruit ensemble les préconisations, parfois trop figées et culpabilisantes, qui peuvent générer des frustrations dans la gestion du sommeil : l’enfant doit faire ses nuits au 3e mois, le « bon » sommeil dure 8 heures, l’enfant doit dormir dans une pièce séparée...

Frédérique accompagne les mères dans un partage des émotions et des ressentis en rapport avec la nuit, le maternage, la répartition des tâches parentales et le sommeil. C’est l’occasion pour le groupe de se solidariser contre les peurs, les angoisses, les ressentis d’isolement et d’incompréhension, et mais aussi de partager des stratégies d’apaisement, de protection, d’endormissement. La création d’images, réalisées par les mères, et les supports visuels de Tuia jouent un rôle important pour saisir les aspects les plus difficiles à mettre en mots, et aussi pour réaliser un document de restitution, l’Arbre du sommeil, qui rassemble, sous forme d’un dessin, toutes les étapes et les récits qui ont été partagés pendant ce parcours.

Chaque séance se termine avec un quart d’heure de relaxation guidée. Les mères peuvent de cette façon apprendre des techniques qu’elles pourront mettre en place dans le cadre de leur quotidien pour s’apaiser et apaiser leurs enfants.

 

AD : Quel principal enseignement tirez-vous de l’expérience de ces ateliers ?

 

Nous avons pu mesurer, au fil des séries d’ateliers, une diminution des sentiments d’isolement et de culpabilité des mères face à la fragmentation du sommeil nocturne de leur bébé. Le travail en groupe de parole permet de compenser au moins partiellement l’éloignement du groupe d’appartenance et les difficultés de communication avec les structures de prise en charge de la petite enfance. La réassurance sur leur compétence maternelle constitue une importante source d’amélioration.

 

AD : Vous avez axé votre recherche et vos ateliers spécifiquement sur les mères, et non plus largement sur les parents, pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

 

Il ne s’agit pas d’un choix a priori mais de la constitution des groupes par les structures d’accueil (pmi, centre sociaux) beaucoup plus fréquentées par les mères que par les pères et de l’importance des familles monoparentales. Nos ateliers peuvent naturellement s’adresser aux parents, mais la présence des pères peut, selon les groupes, être un frein à l’expression des mères. Un entre-soi maternel est parfois indispensable à la libération de la parole.

 

AD : Nous découvrons dans le livre combien le sommeil est lié aux différentes cultures et habitudes familiales, particulièrement diverses dans le contexte marseillais. En quoi les échanges dont vous rendez compte peuvent concerner toutes les mamans et leurs bébés ?

 

L’évolution sociale de la famille (famille nucléaire, famille monoparentale) accroit la sensation d’isolement de toutes les jeunes mères et de leur incompréhension du sommeil de leurs bébés, pouvant générer un sentiment d’incompétence. En effet le sommeil est souvent perçu comme un phénomène naturel et homogène dans sa mise en place. Cette négation de la diversité des sommeils, au cours de la vie et selon les situations, conduit à des angoisses dont témoigne la multiplication des « coachs sommeil ». L’étayage groupal permet à toutes les mères d’acquérir des outils pour mieux gérer le sommeil de leurs bébés et surtout le leur, diminuant l’angoisse et les mouvements dépressifs. Certains enjeux, propres à notre époque, bouleversent la vie des mères : le rôle massif des écrans dans l’espace familial, les modèles culturels médiatisés de la fonction maternelle, la pression du travail ajoutée à la maternité, la sollicitation continue, h24, à une efficacité permanente.

 

AD : Question très difficile j’imagine… Mais si vous pouviez donner quelques conseils avisés aux parents ou futurs parents pour apaiser le sommeil de toute la famille, quels seraient-ils ?

 

Le premier conseil qui nous vient à l’esprit est que si vous voulez que vos enfants dorment bien, il faut réfléchir à votre propre sommeil. En effet si vous avez des rapports conflictuels avec le sommeil, il sera difficile de ne pas les transmettre. Apprenez à bien dormir pour que toute la famille apprécie le sommeil. Le deuxième point important est que, quand un bébé pleure, cela ne témoigne pas forcément d’un état de souffrance, mais cela peut traduire une opposition, voire une simple modalité d’expression, donc n’en soyez pas angoissés. Nous avons été très surpris de constater, chez les mères migrantes qui ont participé aux ateliers, que « au pays », le sommeil n’était pas un problème, au contraire, il était souvent apaisé. Si les conditions matérielles peuvent être parfois en cause, le regard social sur « un enfant qui pleure » n’est pas le même, certaines cultures supportant mieux les cris des enfants. Le troisième point est que le bébé ne dispose pas de rythmes biologiques innés. Ceux-ci vont se mettre en place progressivement, aidés par les synchroniseurs externes que sont l’alternance lumière/obscurité, les prises alimentaires, les interactions avec les parents en particulier au lever et au coucher. Cela rend compte de la nécessité d’horaires de coucher et de lever réguliers pour instaurer un rythme veille/sommeil. Cette astreinte parentale est souvent compliquée dans notre société où le fonctionnement 24h/24 vient bousculer les rythmes biologiques qui sont une composante importante de notre sensation de bien-être. Les décalages horaires, parfois liés au travail, parfois aux loisirs, retentissent négativement sur notre santé. Quatrième point : éteignez vos écrans le soir. Chantez, jouez, lisez, parlez ensemble ! 

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