Jean-Pierre Lebrun, Lina Balestriere, Jacqueline Godfrind, Pierre Malengreau


le 1 janv. 2008

A l’occasion de la parution de
Ce qui est opérant dans la cure

 

 

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Jean-Pierre Lebrun, tu es psychiatre, psychanalyste à Namur, membre de l’Association Freudienne de Belgique et de l’Association lacanienne internationale dont tu as été le président. Nous nous sommes rencontrés à l’occasion de la parution chez érès, dans la collection « Point hors ligne », de ton ouvrage Un monde sans limite qui connaît depuis 1997 un véritable succès ! Nous avons ensuite poursuivi notre collaboration à travers différents livres et avec la création de la collection « Humus, subjectivité et lien social » que tu diriges et qui explore les effets de la mutation contemporaine du lien social sur la subjectivité. Tu as situé le champ de la collection à l’interface de la psychanalyse et des sciences sociales, et à ce titre tu convoques dans le même mouvement les recherches de ces dernières et les élaborations théoriques et cliniques de la première. Ce semestre, tu inaugures d’ailleurs un prolongement de la collection sous forme de petits livres dans lesquels tu débattras avec un représentant d’autres champs des sciences sociales et humaines. Nous commençerons avec les entretiens que tu as menés autour Des lois pour être humain avec André Wénin, bibliste.

Jean-Pierre Lebrun : C’est effectivement la question que je soutiens, à savoir, pour le dire succinctement : que peut la psychanalyse pour faire face correctement aux mutations de société qui nous emportent sans doute aude-là de ce que nous percevons ? Je pense qu’à cet égard la psychanalyse a une importance cruciale dans la mesure où, pour reprendre quelques termes lacaniens, elle fait « cortège avec la science » mais aussi avec le « discours du capitalisme », et qu’elle permet à qui veut l’entendre de ne pas céder sur ce qu’implique « l’humus humain ». Mais, pour ce faire, il est nécessaire que les psychanalystes travaillent à identifier ce qui se passe, avec la rigueur qui s’impose, et bien sûr, qu’ils articulent leurs travaux avec ceux d’autres disciplines, eux aussi à même d’éclairer ce qui constitue, au travers de la problématique de l’actuel, les invariants anthropologiques de notre humanité commune. J’assumerais donc volontiers le rôle de « cheville ouvrière » pour soutenir un tel projet
que je crois urgent en même temps que d’utilité publique, bien au-delà des divergences et des appartenances auxquelles nous nous accrochons trop souvent.

 

MFDS : Si donc, Jean-Pierre, nous te connaissons depuis longtemps, il n’en est pas de même pour les trois autres protagonistes du livre Ce qui est opérant dans la cure, même si Lina Balestriere a participé à l’ouvrage collectif Avons-nous toujours besoin d’un tiers ? (collection « Humus », érès, 2005) et à un numéro de la revue Le Coq Héron (Tout sur mon père, n°179, érès, 2005). Nous sommes heureux d’avoir ainsi l’occasion d’ouvrir notre catalogue à de nouveaux auteurs. Pouvez-vous nous dire qui vous êtes et quelles sont les directions de vos engagements professionnels et/ou personnels ?

Jacqueline Godfrind : Je suis membre titulaire formateur et ancienne présidente de la Société belge de psychanalyse, société composante de l’Association psychanalytique internationale. Mon investissement majeur concerne la clinique psychanalytique et la théorisation qu’elle requiert. Mon premier livre, Les deux courants du transfert (PUF, 1993), témoigne de mon intérêt pour la théorie de la technique, et plus spécialement de celui que je porte à l’extension du champ de l’analyse aux états limites. Un second ouvrage, Comment la féminité vient aux femmes (PUF, 2003) rassemble mes travaux sur la féminité à partir des réflexions que m’a inspirées la relation entre mère et fille telle que les divans nous la donnent à entendre. Par ailleurs, j’ai publié de nombreux articles dans la Revue française de psychanalyse et la Revue belge de psychanalyse, les Cahiers de psychologie clinique, parmi d’autres…

Outre ma fonction de formatrice au sein de la société belge de psychanalyse, j’ai assuré d’autres formations. J’ai eu la charge d’un cours sur la psychothérapie analytique à l’Université libre de Bruxelles et j’ai participé à la formation de psychothérapeutes analytiques de l’enfant. Enfin, j’ai supervisé plusieurs équipes de travailleurs en santé mentale.

Mon intérêt pour la clinique psychanalytique m’a incitée, depuis toujours, à m’informer sur la façon dont les analystes travaillent en fonction de leurs références théoriques. Pour ma part, j’avais l’expérience de groupes de rencontres cliniques organisées par l’IPA mais aussi la FEP (Fédération européenne de psychanalyse), groupes de travail qui promouvaient la rencontre de courants de pensée analytique très différents. Freud reste le référent majeur au sein de l’IPA, tout comme pour moi.
 

Mais d’autres auteurs (M.Klein, Winnicott, Bion, Kohut… pour ne citer qu’eux) marquent profondément, voire radicalement, la manière d’analyser. J’ai toujours vécu ces confrontations comme enrichissantes car elles obligent à interroger un savoir personnel dont l’immobilisme risque d’hypothéquer lourdement l’ouverture dans l’écoute analytique. L’univers lacanien restait cependant barré à ma curiosité : des tentatives de rencontres précédentes s’étaient soldées par des échecs. Ce fut donc avec joie que j’ai saisi le gant que me tendait élégamment J.-P. Lebrun.

 

Pierre Malengreau : Je suis membre de l’Ecole de la cause freudienne depuis sa création par Lacan, après avoir été membre de l’Ecole belge de psychanalyse. Je suis par ailleurs enseignant à la Section clinique de Bruxelles depuis 1980, et à l’Atelier de psychanalyse appliquée créé récemment pour élaborer l’engagement des psychanalystes dans le champ social. Je participe activement au Centre de consultation et de traitement psychanalytique (CPCT) de Bruxelles où des psychanalystes reçoivent gratuitement et pour une durée limitée ceux qui s’y présentent. J’anime enfin les supervisions cliniques d’un certain nombre d’équipes psychiatriques bruxelloises depuis plus de vingt ans. Mon histoire dans le champ freudien a commencé au milieu des années 1960. C’est d’abord l’histoire de mes rencontres avec quelques psychanalystes qui ont chacun marqué la psychanalyse à leur façon. Cette histoire est aussi celle d’un transfert de travail à l’égard de l’enseignement de Lacan et à l’égard de la lecture qu’en propose Jacques-Alain Miller. C’est enfin l’histoire d’une dette impossible à apurer à l’endroit de la psychanalyse elle-même pour ce qu’elle permet à mes analysants qui lui font confiance et pour ce qu’elle me permet de vivre.
 

Lina Balestriere : Je suis membre de l’Ecole belge de psychanalyse, association membre de l’Interassociatif européen de psychanalyse. Je poursuis depuis de nombreuses années une recherche sur les fondements de l’entendement psychanalytique et sur la théorie des origines qui lui est propre. Cette réflexion est essentiellement consignée dans mon livre Freud et la question des origines (De Boeck, 1998) et a alimenté les divers articles que j’ai publiés, notamment dans Topique, l’International Journal of Psychoanalysis, les Cahiers de psychologie clinique, penser/rêver, le Champ psychosomatique, qui, tout en traitant de questions particulières, gardent le style d’interrogation qui est le mien, sur les fondements et les origines. J’ai aussi eu le plaisir de participer à plusieurs ouvrages collectifs et j’ai dirigé l’un d’entre eux, Défis de parole (De Boeck, 1999). Cet intérêt pour les origines me conduit à accorder une place toute particulière à la sensorialité, dans la constitution de la trace comme dans la répétition transférentielle, et à la configuration spatio-temporelle qu’elle produit, m’attachant à théoriser une dimension fondamentale du transfert, que je nomme transfert contactuel, transfert des traces du sentir, dont je discute la pertinence dans notre ouvrage à quatre voix. Mon travail en Service public a été sans doute déterminant dans la direction qu’a prise ma recherche. Très jeune, j’ai eu la chance de fonder, avec quelques autres, un nouveau Service de santé mentale au sein du Service de psychiatrie de l’Université catholique de Louvain, dénommé Le Chien Vert, à Bruxelles. Pratiquer une approche psychanalytique rigoureuse dans ce cadre difficile m’a rendue sensible à ce qui se joue d’essentiel dans la rencontre : la sensorialité convoquée, la qualité de la présence, la construction de la distance, la dimension identifiante de toute parole. Ainsi ma recherche des fondements est une recherche de l’essentiel, de ce qui peut être remis en jeu dans les situations de désespoir, d’échecs répétés, de répétitions insolubles, à la base du lien à l’autre.
Un autre volet important de mon activité est la formation. Je suis formatrice au sein du CFCP (Centre de formation aux cliniques psychanalytiques) depuis sa fondation, il y a vingt ans, comme formation universitaire à la psychothérapie psychanalytique destinée aux psychologues et aux psychiatres. Les formateurs du CFCP appartiennent à deux associations psychanalytiques différentes, ils sont rompus au dialogue et prennent plaisir à l’échange. J’étais donc quelque peu habituée au débat et à la confrontation, ce qui m’a amenée à accepter avec enthousiasme le projet proposé par Jean-Pierre Lebrun.

 

MFDS : Même si, comme vous le dites dès le début du livre, « la psychanalyse n’a pas pour vocation de mettre les gens d’accord », il est curieux, pour un éditeur,mais aussi pour nombre de professionnels, sans parler du public profane, d’assister à la multiplication des institutions, écoles, associations de psychanalystes. De conflits en scissions, de luttes de pouvoir en déchirements liés à l’héritage des maîtres, la psychanalyse se trouve divisée et nombreux sont ceux qui ne comprennent pas s’il s’agit d’affaires de familles, d’histoires politiques ou de différends qui plongent leurs racines aux fondements de la pratique analytique. Il semblerait que la psychanalyse ne tire pas bénéfice de ces disputes qui, parfois étalées au grand jour comme lors du débat parlementaire sur la réglementation des psychothérapies, discréditent cette discipline et alimentent les courants anti-psys. En tant qu’éditeur, nous constatons que, globalement, les psychanalystes affiliés à une institution ne lisent pas les écrits de leurs collègues inscrits ailleurs. Les revues de psychanalyse se sont multipliées au rythme des créations d’associations, elles ont toutes du mal à vivre (sauf celles qui appartiennent à de grosses associations) car leurs abonnés ne se recrutent qu’en interne. Le sort des rares revues qui rassemblent des psychanalystes hors institutions, comme Essaim, n’est pas plus enviable. Bref, dans le contexte actuel, l’ouvrage Ce qui est opérant dans la cure peut être considéré comme un OVNI, un pavé dans la mare ou peut-être le signe d’un progrès dans l’échange et la communication entre analystes d’obédience différente… Dans tous les cas, votre projet m’a d’emblée séduite car il correspond à l’un des axes éditoriaux d’érès. De tout temps, les éditions érès ont affirmé leur intérêt pour la psychanalyse ; elles ont souhaité accueillir dans leur catalogue des auteurs de groupes différents dans un souci d’enrichir la réflexion, de susciter les confrontations, de soutenir les échanges : cela explique d’ailleurs la multiplicité de nos collections et revues de psychanalyse. Nous ne voulions pas, à l’image de nos illustres confrères, devenir les éditeurs d’un courant de pensée, d’une école ou d’une institution. Et je suis contente que, finalement, vous ayez tous donné votre accord pour figurer dans le catalogue érès.
 

Pouvez-vous nous raconter comment cette idée de livre a germé ? Y a-t-il en Belgique un terrain plus propice qu’en France à ce genre de rencontres ? Comment vous êtes-vous « recrutés » ?

Jean-Pierre Lebrun : J’avais la chance - dans l’après-coup, je crois que c’en était une - de pratiquer en province, un peu éloigné de la conflictualité bruxelloise, elle-même très branchée sur celle de Paris à l’époque de la dissolution par Lacan de son école. Je dis « chance » car, de ce fait, je n’ai jamais été tributaire, pour mon existence matérielle, des choix que je faisais. J’ai donc pu suivre ma voie. Et dans ce parcours, j’ai très tôt été interpellé par ce qui m’est apparu comme une contradiction : la façon dont mes collègues lacaniens discréditaient d’emblée le concept d’état-limite alors que celui-ci me paraissait rendre compte d’une réalité clinique. J’ai donc essayé de faire entendre cela dans ma famille lacanienne, ce qui a abouti à des journées de l’Association lacanienne internationale à Namur en 1995, sur la question (voir le Bulletin freudien n° 29, janvier 1997). J’ai par ailleurs été très heureusement surpris lorsque j’ai lu – cela doit être en 1997 ou 1998, soit plusieurs années après sa parution – le premier ouvrage de Jacqueline Godfrind. Et je l’ai contactée. Son accueil fut immédiat et elle a d’emblée accepté de venir parler de son travail à l’Association freudienne de Belgique. Cela m’a donné envie de poursuivre le débat, et l’idée m’est venue de demander à Lina Balestriere et Pierre Malengreau de nous rejoindre ; tous deux étaient restés des amis même si leurs parcours, leurs appartenances et théorisations étaient parfois très éloignés, voire opposés aux miens. Mais l’accueil fut tout aussi positif de leur part et le projet d’une rencontre commune fut décidé. Comme on dit, la sauce a très rapidement pris, les échanges se sont avérés plus que fructueux, et dans la suite, l’idée de rendre compte de l’expérience au travers d’un livre est née et a fait son chemin.

 

MFDS : Quel a été le postulat de base de votre travail ? Comment vous êtes-vous « réparti » le travail ? Chaque texte qui sert de base à la discussion est très différent, puisque chacun de vous aborde le projet avec sa propre sensibilité : les uns restent très théoriques, les autres s’impliquent plus personnellement dans leur formulation. S’agit-il davantage d’une histoire de « personne » que d’une appartenance à une école ou à une autre ?

Jacqueline Godfrind : Notre groupe a progressivement éprouvé le besoin de témoigner, dans un ouvrage, des réflexions que nous avions poursuivies durant ces longues années de rencontres. Il nous était arrivé de consigner nos discussions et d’échanger entre nous par écrit. Ces moments s’étaient avérés féconds. Par ailleurs, nous étions conscients de l’originalité de notre démarche. Les rencontres entre « ipéistes », comme on appelle les membres de l’IPA, et « lacaniens » restaient très rares. Quand notre projet d’écriture se précisa, il fut évident que nous souhaitions nous exprimer sous forme de débat, fidèles en cela à l’esprit de nos rencontres. Après toutes ces années d’échanges, de controverses, de mise à l’épreuve, chacun aurait à expliciter les arguments qu’il jugeait essentiels à défendre quant à « ce qui est opérant dans la cure », pour les soumettre aux commentaires des autres participants. Pourquoi ai-je été la première à relever le défi, ouvrant ainsi le feu de nos échanges à quatre voix ? Plus grande disponibilité à ce moment-là ? Parole donnée à la plus « classique » mais, paradoxalement, la plus dissidente du groupe ? Respect de la plus ancienne ? L’inconscient, ici aussi, garde le mystère de ses expressions groupales. Toujours est-il que le coup d’envoi était donné et que la suite déroula une succession d’écrits qui coulaient de source : chacun commenta le texte inaugural, laissant à l’auteur le soin d’y répondre. Et les contributions suivantes s’enchaînèrent au gré de l’inspiration de chacun…
Histoire de personne ou appartenance à une école ? Les deux sans doute. Chacun de nous s’engagea « personnellement » dans l’aventure sans être mandaté par une école, une association, une société. Nous étions là en tant que responsables de nous-mêmes, dialoguant selon nos propres références théoriques et cliniques nourries par le courant de pensée psychanalytique qui nous avait formés et enrichis. Et cette empreinte, marquée par nos passages sur nos divans respectifs, alimentée aux apports des réflexions partagées avec nos groupes d’appartenance, ne pouvait manquer d’infiltrer notre engagement dans nos échanges.

 

MFDS : A lire votre travail, j’ai pu constater que vous ne vous faites pas de cadeaux ! Chacun est poussé dans ses retranchements théoriques ou cliniques, mais dans un esprit de confiance mutuelle. Les points soulevés sont toujours argumentés et mis en perspective. Les débats valorisent le contenu des textes proposés par chacun, qui sont, comme le dit Jacqueline Godfrind, une vraie prise de risque. Est-ce que c’était votre idée au départ de l’aventure ou cette profondeur s’est-elle révélée au fur et à mesure de l’avancement des échanges ?

Lina Balestriere : Notre projet nous est d’emblée apparu comme une « prise de risque ». C’est pourquoi nous avons pris quelques précautions : réunions agréables et conviviales dans un restaurant, bons mets, bon vin, discussions à bâtons rompus…, qui se sont ensuite organisées autour de la mise en débat de nos articles respectifs avant d’aborder la question la plus épineuse, celle de notre pratique et des conséquences de nos théories sur le maniement de la cure. C’est sur ce point que les divergences ont été les plus fortes et les échanges les plus animés, voire belliqueux. Mais entre-temps, une amitié certaine était née entre nous, ce qui nous a permis de nous écouter mutuellement, de faire l’effort de traduction nécessaire étant donné la différence des « dialectes » psychanalytiques, de dépasser l’irritation et le refus suscités par tel propos ou telle position de l’un ou de l’autre. Le passage à l’écriture n’a pu avoir lieu qu’après la confrontation, à partir de la mise en débat de fragments de notre pratique personnelle, sur des points précis, les plus chers à chacun.
 

MFDS : Le fait que vous ne vous référez pas au même modèle théorique, même si tous, vous vous réclamez de la pensée freudienne, vous pousse à revenir sur les définitions des concepts que vous utilisez. Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous : trouver les mots justes pour vous faire comprendre, ou faire l’effort d’entrer dans le monde conceptuel de l’autre pour l’articuler à vos propres référents ?

Jean-Pierre Lebrun : Je crois ne pas trahir mes collègues en disant que le plus difficile a été d’entrer dans le monde conceptuel de l’autre pour pouvoir en effet l’articuler à ses propres référents. Au début, cela n’allait pas de soi. Bien sûr, Jacqueline, la « freudienne », pouvait apparaître comme la plus étrangère au groupe, et certes, c’est à une autre conceptualisation que se réfèrent les trois lacaniens, mais nous avons rapidement dû constater qu’entre ces trois-là, il y avait aussi une altérité forte. Chacun a donc très vite été mis en demeure de soutenir sa propre position aude-là de ses appartenances institutionnelles tout autant que des références au courant de pensée psychanalytique auquel il appartenait. Et donc de chercher les mots les plus justes pour se dire. Cela ne veut pas dire que nous y avons réussi ! Mais indiscutablement, c’est le parti qui a été pris, le défi que nous avons voulu relever.
 

MFDS : Pour reprendre une interrogation de Pierre Malengreau, à quel moment l’usage d’un concept ouvre-t-il ou ferme-t-il l’écoute du psychanalyste ? A quel moment favorise-t-il sa résistance ?

Pierre Malengreau : Il faut d’abord que je vous dise : les mots « l’écoute du psychanalyste » ne font pas partie de ceux que j’utilise volontiers, ils me rendent plutôt méfiant. Qui suis-je en effet pour pouvoir qualifier de psychanalytique l’écoute que mes analysants me prêtent alors que ma place dépend entièrement d’eux ? Le terme d’écoute que j’ai laissé dériver dans mes propos est à prendre avec précaution. Son usage souvent galvaudé dans le monde psy l’apparente à quelque chose d’ineffable, incompatible avec la psychanalyse. L’expérience d’une psychanalyse confronte celui qui s’y prête à de l’impossible à dire, et partant aux limites des pouvoirs de la parole. Ce n’est pas une raison pour l’abandonner à des méthodes qui relèvent plus de la magie ou de la religion que de la science. Lacan considérait qu’il est possible d’aborder cet impossible à dire avec une rigueur égale à celle des savants et des logiciens. Les concepts du psychanalyste l’accompagnent dans cet abord lorsqu’ils font dépendre sa pratique non pas de sa personne, mais du discours qu’il sert. Ce n’est pas joué d’avance, ni une fois pour toutes. L’usage des concepts peut tout aussi bien favoriser les résistances du psychanalyste à la psychanalyse elle-même, lorsqu’il confond l’élaboration de sa pratique et l’exercice d’un pouvoir. L’effet de résistance n’est par exemple jamais aussi grand que lorsqu’il comprend trop vite ce que son analysant lui dit. Freud encourageait les psychanalystes à aborder chaque cas avec la fraîcheur des découvreurs. L’usage des concepts peut y faire obstacle à l’occasion, et les psychanalystes n’aiment pas le reconnaître. C’est une des raisons pour lesquelles il importe de ne pas être psychanalyste tout seul. Lacan invitait les analystes à témoigner de leur pratique telle qu’elle a lieu et non telle qu’ils la rêvent. Offrir cette pratique à la lecture d’autres psychanalystes constitue une parade possible aux effets de résistance qu’un psychanalyste entretient quelquefois à son insu. C’est ce que nous avons essayé de soutenir dans nos débats, contre et malgré nos propres résistances.
 

MFDS : Lina Balestriere note un trait qui lui semble caractéristique du champ analytique : combien un accord de principe (la subjectivité comme place vide, par exemple) peut donner lieu à des théorisations qui divergent pour mettre en évidence des aspects fort différents, voire opposés, de la question traitée. Cela lui permet de formaliser une ligne de démarcation à l’intérieur du champ psychanalytique entre les théories « de la négativité constitutive » (Lacan ou Klein) et les théories de la « positivité constitutive » (Ferenczi ou Winnicott). Qu’en pensez-vous ? Il me semble que cette ligne de démarcation transcende les clivages habituels ?

Lina Balestriere : Cela m’a effectivement frappée dans nos discussions et rejoint une réflexion que je me fais depuis longtemps. Nos accords de principe étaient nombreux, mais les développements qu’ils produisaient divergeaient parfois remarquablement. Une conclusion s’impose : il existe bien une « langue » psychanalytique mais qui se particularise en un certain nombre de « dialectes ». Je m’appuie ici, mutatis mutandis, sur la métaphore de Freud qui faisait de l’hystérie la langue de la névrose, dont la névrose obsessionnelle et la phobie étaient des dialectes. Or ce sont ces « dialectes » qui déterminent la pratique ; c’est pourquoi nos divergences ont été les plus nettes à ce niveau. Concernant ces « dialectes », j’ai remarqué qu’on pouvait discerner une ligne de démarcation qui transcende les oppositions usuelles, une ligne de démarcation mettant en jeu un rapport fondamental à ce qui nous constitue comme sujets : est-ce le négatif (le trou, le manque, l’absence…) ou est-ce le positif (le plaisir, la présence, la rencontre…) ? Est-ce le trou ou ce qui le rend actif, en partie transformable en manque et en désir, à savoir la rencontre de plaisir ? Certes, ceux qui insistent sur le négatif n’oblitèrent pas le positif et vice versa. Il n’empêche que cette insistance détermine un style théorique et un style de direction de la cure. En ce sens, Lacan est plus proche de Klein qu’il n’y paraît, le « pasde-sens » de l’un ou le « trop-de-sens » de l’autre répondant tous deux à une défiance quant aux pouvoirs de la rencontre au profit des pouvoirs du négatif (pouvoirs du manque de l’analyste, pouvoirs du travail de l’analysant hors séance, en « négatif » de la séance, ou pouvoirs de la haine originaire et de son interprétation par l’analyste, dès lors en prise avec elle plutôt qu’avec l’analysant). Il me vient à l’esprit une remarque de Françoise Collin commentant une certaine défiance à l’égard de la pensée de l’action de Hannah Arendt. « C’est étrange, disait-elle, que l’être-pour-la-vie soit rébarbatif, voire considéré comme relevant d’une philosophie naïve, alors que l’être-pour-la-mort suscite l’assentiment ! » La mort seraitelle plus stimulante pour la pensée ? Remporterait-elle plus d’assentiment que la vie ? Au regard du mouvement psychanalytique, ce sont en tout cas les théories de la « négativité constitutive » qui ont déchaîné les passions. Quant à moi, c’est l’une des raisons qui me font préférer la fréquentation de la « langue » freudienne : après chaque plongée dans un « dialecte », le retour au texte freudien est un ressourcement précieux dans une pensée qui se veut de la « séparation » mais aussi de l’ « organisation » (« Ce qui m’intéresse, disait Freud dans une lettre à Lou Andreas-Salomé, c’est la séparation et l’organisation de ce qui, autrement, se perdrait dans une bouillie originaire »), pensée réfractaire à l’élection d’un trait, aussi majeur soit-il, comme unique moteur de l’appareil psychique.
 

Pierre Malengreau : J’avoue ne pas comprendre grand-chose à la ligne de démarcation que vous avez extraite des propos de Lina Balestriere. C’est sans doute à l’image des difficultés que nous avons rencontrées dans l’élaboration de ce livre. Les notions de négativité ou de positivité constitutives font appel à un contexte sémantique qui m’est étranger, sauf à me contenter des sirènes de l’analogie. Les malentendus et les incompréhensions furent chose courante entre nous.Nous avons dû apprendre à parler la langue de l’autre. Sans doute faudrait-il ici que je me réfère au texte de Freud sur la négation, ou au débat entre Jean Hyppolite et Jacques Lacan à son propos, ou encore plus simplement que je demande à Lina Balestriere qu’elle m’éclaire. Mais je crois que votre question soulève un tout autre lièvre. Est-il pertinent aujourd’hui de se pencher sur le repérage d’une telle bipartition ? Il y a plus urgent. Le malaise dont souffrent nos ontemporains somme les psychanalystes à prendre position au-delà de leurs divergences : se replier frileusement dans leur tour centenaire, ou s’engager résolument dans un abord effectif de l’impossible à supporter que produit notre monde. A choisir, je préfère cette ligne de démarcation-là. Il me semble en effet plus important de réunir les psychanalystes autour d’un enjeu auquel ils se doivent d’être sensibles depuis Freud et avec Lacan : restaurer le soc de la découverte freudienne dont le tranchant s’est émoussé au fil des déviations et des récupérations en tout genre.

 

MFDS : Vos échanges sont extrêmement précis et exigeants, les points abordés sont très subtils et techniques. Ainsi l’ouvrage s’adresse clairement aux psychanalystes et plus particulièrement à ceux qui ont un esprit d’ouverture, à ceux qui aspirent à le devenir, ou encore aux autres psys qui se réfèrent à la psychanalyse. Il se distingue en cela assez franchement des ouvrages grand public ou encore de livres plus « pédagogiques », comme celui qui vient de paraître aux éditions Sciences humaines, La psychanalyse : points de vue pluriels, qui reprend le titre que vous aviez envisagé pour votre travail Psychanalyse plurielle, finalement abandonné pour qualifier plus le contenu que la démarche. Quel est, en fin de compte, le bilan que vous tirez chacun de cette expérience originale ?

Jacqueline Godfrind : Premier bilan, et non des moindres, celui d’amitiés solides construites aude-là et malgré l’âpreté de certaines de nos confrontations. Il est encourageant de constater que l’on peut débattre avec vigueur dans le respect de l’autre et le plaisir de profiter de ses différences. C’est, en effet, la prise en compte de ces différences, les tentatives d’en comprendre la finalité, d’en pénétrer le sens, qui alimentent une réflexion enrichissante. Les critiques émises quant à des positions personnelles qu’on croyait irréfutables obligent à mettre ses propres convictions en perspective. Elles peuvent dénoncer des convictions figées dont la pertinence s’en trouve interpellée. Mais elles peuvent également conduire à affiner une argumentation qui en assure la validité. A cet égard donc, le gain de nos rencontres reste pour moi essentiel. Par ailleurs, la confrontation avec d’autres pensées que la mienne a permis, je m’en suis aperçue, d’entrevoir des éclairages nouveaux sur ma pratique. Ce travail n’est pas nécessairement conscient. Il ne s’agit évidemment pas d’abandonner une façon d’être psychanalyste qui s’est forgée à travers une vie d’expériences cliniques ; il s’agit de constater, au fil des réflexions sur la clinique, l’émergence d’une façon de penser qui vient d’ailleurs, l’ailleurs de nos rencontres. Une ombre légère plane cependant sur ce bilan : celle de n’avoir pas poussé aussi loin que nous l’aurions pu une confrontation qui, cette fois, aurait touché les points les plus chauds de nos différences, de nos dissidences. Je pense aux problèmes de cadre, à la scansion, aux séances courtes… Nous avons évidemment abordé ces sujets. Mais force est de constater que nous les avons évités dans notre écrit collectif. Il nous reste à penser notre omission. Acte manqué, certes, mais aussi perspective de poursuite de notre élaboration commune…
 

Pierre Malengreau : Il fallait sans doute une bonne dose d’inconscience pour s’engager dans cette aventure. Mais si c’était à refaire… je le referais, malgré l’inconfort et les doutes que ces rencontres ont provoqués. Je le referais pour ce qu’elles m’ont appris sur les ombres et les manques d’ouverture de mes appuis conceptuels. Je le referais pour les effets que j’ai pu en constater dans ma pratique.
 

Lina Balestriere : Pour moi, le gain essentiel du processus qui a abouti au livre est le travail d’explicitation des présupposés théoriques qui soutiennent notre travail d’analyste. Ce travail d’explicitation a été d’abord celui de mes propres pensées, intuitions, convictions, affinités théoriques électives, pour les présenter à mes collègues et, davantage encore, pour les soutenir face à leur éventuel désaccord ou opposition.Ce travail d’explicitation, c’est encore celui qui est né de la fréquentation de positions théoriques différentes des miennes, qui me sont apparues alors comme plus cohérentes, après les avoir, pour ainsi dire, appréhendées de l’intérieur du mouvement de pensée qu’elles portaient. Je me suis entendue, par exemple, expliquer aux participants du CFCP la logique propre des séances courtes, que je ne pratique pas et avec lesquelles je suis en désaccord, avec beaucoup de nuances, de l’intérieur justement. A la lecture du manuscrit, je crois que ce mouvement est aussi perceptible au lecteur, qui sera conduit à saisir les différences et les convergences de l’intérieur, à repérer clairement les points forts de chaque approche et ce que cette approche laisse dans l’ombre, à discerner ce qu’une pensée doit à la théorie qui la porte et à l’élaboration personnelle de son auteur. Le plaisir de penser, dans ce qu’il comporte de liberté mais aussi de délimitations, d’ancrage pulsionnel mais aussi d’ancrage dans la différence et dans la contradiction, est chose fragile qui mérite d’être soutenue. Personne n’est à l’abri de ce que Freud appelait le « narcissisme intellectuel ». Il est tentant de céder à la pensée binaire (la pensée qui s’autoqualifie de vraie par rapport à celle qui est alors qualifiée de fausse) qui favorise l’élection de sa propre théorie, ou celle de son association. Il est tentant de se retirer dans l’échange avec ceux qui partagent les mêmes options. Le mouvement psychanalytique ne l’expérimente que trop. Notre livre peut être compris comme une modeste contribution pour une psychanalyse qui cultive le plaisir de penser.
 

Jean-Pierre Lebrun : D’abord, je partage entièrement l’avis de Jacqueline sur le côté positif et aussi sur ce qui reste à faire. Je partage aussi celui de Pierre quant à refaire l’expérience si cela se posait et celui de Lina pour l’intérêt trouvé à une psychanalyse qui « cultive le plaisir de penser ». Mais je dois ajouter un élément, sans doute propre à notre belgitude commune qui nous mettait un peu à l’abri des luttes intestines parisiennes. Ce travail de longue haleine n’a pas été pour rien – même si c’est indirectement – dans la possibilité de créer en Belgique une « Fédération des associations belges de psychanalyse » qui s’est constituée pour faire face à la volonté du législateur de légiférer à propos des psychothérapies. La bataille est certes loin d’être gagnée mais il faut reconnaître que l’existence même de cette fédération témoigne de l’utilité d’un travail tel que le nôtre. Car la FABEP n’est pas seulement une association à des fins politiques – même si le penchant est certainement celui-là –, c’est aussi ce qui a résulté de la possibilité de parler ensemble, de nous parler. Le plus étonnant de tout, c’est que ce sont à des analystes qu’il faut rappeler ce type de vérité ! Il faut avouer que la chose ne manque pas de piquant !

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