Julien Cueille - Le complotisme, révélateur des failles de notre culture


La diffusion du « documentaire » Hold Up représente certainement un tournant dans l’histoire du complotisme. Ce film vient en effet percuter les représentations habituelles des théories du complot comme émanant essentiellement de groupes radicalisés et, le plus souvent, d’inspiration « populiste », rencontrant un écho dans les couches les moins instruites de la population, jugées plus influençables. Les nombreuses interviews de médecins, de responsables politiques, de personnalités de premier plan, dont tou-te-s ne se reconnaissent d’ailleurs pas dans l’ensemble du propos du film, montrent un visage bien plus diversifié. Ici le propos conspirationniste semble soucieux de donner une image de respectabilité et de crédibilité. La sophistication des arguments, qui s’efforcent d’étayer les affirmations sur des données (fussent-elles contestables) ou des expertises (fussent-elles argument d’autorité), tranche nettement avec ce que l’on a l’habitude de rencontrer dans la « complosphère » ; ce qui effraie, à juste titre, les gouvernants, inquiets qu’un tel raisonnement puisse toucher un public bien plus étendu, et socialement, voire politiquement, plus diversifié. Il est difficile de penser en effet que les personnes qui interviennent dans le film soient toutes affiliées aux franges extrêmes du spectre politique, ou engagées dans un parcours de radicalisation.

Les réactions ne se sont pas fait attendre : comme toujours, on bascule très vite dans un binarisme assez viscéral, où les tenants de la thèse dite « officielle » entrent dans le piège du manichéisme, en refusant en bloc toute critique. Peut-on, sans adhérer le moins du monde aux outrances de ce documentaire, questionner la communication officielle sur certains points ? L’appétit des laboratoires pharmaceutiques ou des GAFAM, sans aller jusqu’à la dimension démiurgique ou satanique que lui prêtent les « anti-système » les plus effrénés, mérite-t-il ou non débat ? Or le terme de « complot », comme l’a bien relevé l’historienne Marie Peltier, devient une arme rhétorique presque obligée, de part et d’autre, qui évacue le débat. Et le piège se referme : la confrontation tourne à l’escalade symétrique, où deux dogmes s’affrontent en miroir. Les adversaires des conspirationnistes, par leurs surenchères prohibitionnistes (on se souvient de la loi Avia et de ses résurgences au moment de l’attentat de Conflans) et, parfois, leur déni, ne sont-ils pas souvent leurs meilleurs alliés ?

« Ne pas se moquer, ne pas déplorer, ne pas détester mais comprendre » : la phrase célèbre de Spinoza semblerait presque devenue inaudible, dans un contexte où on est sommé de choisir son camp, et de le faire savoir bruyamment. Mais les fulminations les plus martiales ont-elles d’autre effet que de jeter de l’huile sur le feu, et d’entretenir la polémique ? La principale leçon des théories du complot, comme symptôme social, serait peut-être qu’elles nous révèlent l’ inconscient de notre culture managériale.

Julien Cueille, professeur agrégé de philosophie et auteur du livre Le symptôme complotiste
(19 novembre 2020)

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