Entretien avec Daniel Welzer-Lang


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Daniel Welzer-Lang est sociologue, chercheur, professeur émérite en études de genre à Toulouse, citoyen engagé, auteur d’une vingtaine d’essais. En plus de 35 ans, il a conduit une carrière professionnelle atypique, commencée comme éducateur de rue, adossée à des choix de vie et d’engagement personnels et collectifs. Expérimentateur de la contraception masculine dans les années 1980, marqué par la remise en cause de la virilité obligatoire, il s’est intéressé tout au long de sa carrière aux changements des hommes et du masculin.

De l’accueil des hommes violents par des hommes antisexistes dans les années 1980 à l’expression des fluidités de genre au sein des nouvelles générations, en passant par les liens entre homophobie et violences faites aux femmes, les renégociations sur le propre et le rangé dans l’espace domestique ou les questions sur le libertinage comme utopie : ses recherches menées avec des méthodes empiriques explorent le cœur de notre modernité et sont aujourd’hui encore à la pointe de la réflexion sociétale. Nous vous présentons ici un extrait de l’introduction de son Autobiographie d’un mec sociologue du genre où dans un récit à la première personne, il livre son parcours passionnant.

 

« À la loterie de ma naissance, la grande roue s’est arrêtée sur « homme ». Depuis, j’ai un peu tout essayé pour en comprendre les effets. Au lendemain de ma retraite officielle, devenu professeur émérite, j’ai eu besoin de faire le point sur mon parcours et les réflexions que j’ai produites comme sociologue, notamment sur les hommes et le masculin, le genre et les sexualités.

En toile de fond de mes travaux : les rapports sociaux de sexe et de genre construits comme des rapports de domination, notamment la violence masculine qui s’exerce dans tous les pores du social. Pas seulement dans les rapports entre hommes et femmes, également dans les rapports entre hommes ou entre femmes. Mais pas que. J’ai toujours eu la volonté d’analyser les effets des dominations, mais aussi comment hommes, femmes ou autres, nous essayons de dépasser ces dominations pour penser l’après. L’après domination qui, je le crois aujourd’hui, passe par l’après genre. La domination masculine disparaîtra le jour où être homme, femme ou autre ne sera plus important. Du moins ne conditionnera plus l’entièreté de nos vies sociales, conjugales, familiales, domestiques, professionnelles, amoureuses ou sexuelles. Il en va d’ailleurs de même avec les autres dominations qui nous traversent : la racisation et le post-colonialisme qui nous font dire que les « Blancs » ne sont pas des gens de couleur à l’opposé des « autres », l’âge et les classes sociales ; ce qui est aujourd’hui nommé intersectionnalité.

Mais à la différence d’autres garçons, je n’ai jamais pensé qu’il fallait que les hommes s’excusent d’être nés hommes, ni que les Blancs ou les riches fassent de même. Juif, antisioniste, fils d’un survivant des camps de la Seconde Guerre mondiale, ancien travailleur social auprès des plus pauvres (zonard-e-s, puis maghrébin-ne-s), sociologue avec les hommes violents, les homosexuel-le-s, les prostitué-e-s, les libertin-e-s, les migrant-e-s, les prisonnier-e-s, j’ai appris les vertus de la pensée critique. Celle qui permet d’armer ceux et celles qui luttent au quotidien pour changer leur vie, et parfois le monde avec. Je préfère leur compagnie à celles des « entrepreneur-e-s de morale », l’élaboration collective aux injonctions totalitaires, l’utopie aux grisailles de la vie, les droits contre l’aumône. Même si, je le montre ici, le travail du chercheur est bien souvent aussi un travail solitaire ; une discipline de soi, aurait dit Michel Foucault.

On a dit que je n’aimais pas les hommes quand je les décrivais comme violents, que j’étais complice des femmes féministes. Que je n’aimais pas les femmes et le féminisme quand j’ai insisté pour que l’on prenne le genre par les deux bouts en déconstruisant aussi les hommes et le masculin, l’injonction au modèle viril. Le même qui handicape gravement les hommes du côté de l’affectif, qui les limite à un axe tête-queue avec une cravate entre les deux.

Que j’étais une tantouze quand, petit, je refusais de me battre, puis plus tard quand je me maquillais les yeux. Que j’étais un menteur quand j’ai décrit, avec mes ami-e-s de la Ligue des droits de l’Homme et d’autres associations, les files d’attente des étranger-e-s dans le froid, sous la pluie, à la préfecture de Toulouse.

Pourtant, rarissimes sont les écrits qui ont critiqué le contenu de la trentaine de livres que j’ai écrit ou dirigé. Menacez, diffamez, racontez n’importe quoi, il en restera toujours quelque chose.

Pourquoi écrire une autobiographie ? Et surtout, pourquoi mêler dans ce texte éléments personnels, méthodologies et analyses tirées de mes recherches ?

Les raisons sont multiples et s’entrecroisent : un besoin de faire le point, de synthétiser mes travaux et idées, de laisser une trace, de débattre avec ceux et celles que j’ai pu rencontrer et les autres ; d’informer des résultats et questions de plus de trente années de recherche, de répondre aux légendes me concernant, de rétablir les faits en en situant les contextes… Et plein d’autres raisons encore.

La passion de la recherche, des questionnements, des débats, doublée d’un ego développé comme tout-e chercheur-e ou artiste qui passe des heures et des heures seul-e devant sa page blanche, expliquent sans doute le projet de ce livre.

Comment l’écrire ? Faire des livres suite aux recherches, écrire des manuels de cours ou rédiger son autobiographie sont des exercices différents. J’ai dû tâtonner, apprendre. J’ai aussi utilisé ici des extraits de ce l’on nomme « la littérature grise », les rapports de recherche, des passages de livres et d’articles que j’ai souvent réécrits en partie. Parfois ils se suffisent à eux-mêmes, parfois je les ai commentés quelques années plus tard.

L’idée centrale de ce livre a été de témoigner. Témoigner d’un cursus, d’un parcours, mais aussi présenter les méthodes de recherche liées tant à mon parcours qu’à mes options personnelles de sociologue « engagé » ou « citoyen ». J’ai aussi voulu exposer succinctement les résultats de mes recherches, souvent publiés par ailleurs ou déposées sur les plateformes en libre-accès. Il ne s’agit donc pas d’une anthologie. Eu égard à ma volonté d’abord autobiographique, il m’a fallu choisir les faits et les événements que je relate. Chaque choix est subjectif.

Dans l’ensemble, je me suis fait plaisir. Plaisir d’écrire, mais aussi plaisir de tirer quelques fils qui traversent mes travaux comme les si complexes débats sur la méthode, l’évolution de mes réflexions sur les hommes et le masculin, les discours et pratiques des sexualités que donnaient à voir mes travaux. Volontairement, j’ai donné peu de détails sur ma vie privée, sauf quand cela a été nécessaire pour comprendre mon itinéraire. Mais pour avoir eu la chance de vivre une longue période où privé et public se confondaient, la tonalité de plusieurs recherches évoquées ici s’enracine aussi dans mes relations avec mes proches, les luttes communes, les utopies partagées.

Personne ne peut à l’avance prévoir quelle réception sera faite à ses écrits. Pour ma part, j’aimerais beaucoup que ce livre soit reçu non pas tant comme la description commentée d’une histoire personnelle, mais comme un reflet individuel d’une histoire collective. » DWL

 

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