Entretien avec Jacques Trémintin


 

 

Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : Jacques Trémintin, je lis depuis longtemps vos chroniques dans Lien social et j’ai donc l’impression de vous connaître même si nous ne nous sommes rencontrés qu’une ou deux fois. Je suis admirative de votre faculté à rendre compte toutes les semaines des livres que vous sélectionnez parmi la nombreuse production des éditeurs de sciences humaines et sociales ! Nous guettons avec intérêt votre analyse des livres érès, qui témoigne toujours de votre liberté de ton et de votre attention aux sujets qui nous passionnent. Aujourd’hui je souhaiterais que vous nous parliez de votre livre Fragments de vie d’un référent ASE  dans la collection « L’éducation spécialisée au quotidien ». Si certaines de ces tranches de vie ont alimenté votre rubrique « Billet d’humeur » dans Lien Social, votre livre n’en est pas une compilation. Qu’avez-vous souhaité transmettre ?

 

Jacques Trémintin : J’ai effectivement repris certains de ces billets, mais souvent en les réécrivant et en les complétant. Ce que me permettait la levée de la contrainte des 2 000 signes auxquels je suis tenu dans Lien Social. L’occasion d’être plus explicite et de proposer des développements absents du texte initial. Mais, la plupart de ces vignettes sont des productions originales. C’est en partant de cette rubrique que l’idée m’est venue de retranscrire des épisodes de mon expérience professionnelle. Quand j’ai commencé à écrire, les souvenirs n’ont pas surgi immédiatement et en bloc. À l’image des bulles de champagne, ils naissaient et remontaient à la surface, avant d’éclater et de se dissoudre. Si je ne prenais pas soin de les noter, ils disparaissaient aussitôt. J’écrivais très vite à la volée ce qui me revenait en mémoire, sur tout ce qui me passait sous la main. L’exercice est devenu obsessionnel, à l’image d’une pompe qui, une fois amorcée, ne cessait de débiter. Il a quand même fallu l’arrêter, à un moment. Me voilà donc dans la situation de l’arroseur potentiellement arrosé qui attend avec intérêt les critiques qui pourront être faites sur son propre ouvrage. Il m’était impossible d’avoir quitté ce travail sans en laisser une trace, pas comme un ancien combattant qui veut parler du temps où il était au front, mais dans une logique de transmission de valeurs, de passage de relais, d’organisation de la relève, non avec la prétention d’un quelconque mimétisme, mais d’une nouvelle floraison sur un terreau fertile.

 

MFDS : Vous décrivez des situations très diverses qui montrent bien le rôle d’un référent ase, ses doutes, ses valeurs, ses réussites et ses échecs. Et même si on vous devine parfois critique à l’égard du système de Protection de l’enfance, vous ne parlez pas de conflits entre professionnels qui n’ont sûrement pas manqué dans toute votre carrière.

 

JT : Je n’ai pas voulu profiter de ce livre pour régler des comptes, d’autant que j’en avais très peu au compteur. Il aurait été malhonnête d’accuser tel ou tel interlocuteur, et fastidieux de rendre compte du contexte toujours complexe de la Protection de l’enfance, pouvant expliquer les positions contradictoires des uns et des autres. Chacun essaie d’agir au mieux, sans jamais savoir en cas de réussite s’il est vraiment l’acteur principal du succès, ni en cas d’échec s’il en est le principal responsable. Plutôt que de blâmer tel ou tel collègue, j’ai préféré mettre en évidence parfois mes propres limites, mes mauvaises évaluations, mes fourvoiements. Même si cela peut apparaître contre-intuitif, il est bien plus facile d’identifier ses propres erreurs, dont on peut réussir à maîtriser les tenants et les aboutissants, que celles d’autrui dont les motivations et raisonnements nous restent en partie inaccessibles. Ne jugeons pas si facilement autrui, avant d’avoir balayé d’abord devant sa propre porte ! Ce qui ne m’empêche pas d’être dans ce livre sans grande pitié sur les dysfonctionnements institutionnels, comme je l’ai été pendant toute ma carrière. J’occupais un peu la place du « fou du roi » de qui on attendait qu’il se montre acerbe et râpeux dans les réunions, ce que je ne manquais jamais d’être. Mais je n’ai jamais visé les personnes, ce que j’ai toujours mis en cause, ce sont la bureaucratie et la technocratie si éloignées du terrain.

 

MFDS : Votre livre se lit comme un roman. Le lecteur a l’impression de vous accompagner dans votre voiture, au domicile des familles, dans votre bureau, au collège, au tribunal pour enfants… À travers les récits, il découvre des aspects peu connus du métier, mais vous vous gardez bien de formuler des conseils ou des préconisations…

 

JT : Je n’ai surtout pas voulu écrire un guide de bonnes pratiques ! Même si chaque lecteur est libre de lire ce livre à sa convenance. Mais, il faut surtout qu’il ne prenne rien pour argent comptant. Il lui faut, à chaque fois, exercer son esprit critique. L’idée de m’ériger en un quelconque modèle n’est dans mon intention ni première, ni finale. Chaque accompagnement est au croisement de plusieurs personnalités (celles des membres de la famille et du professionnel), d’une configuration locale, d’un contexte temporel et de circonstances très factuelles. Autant de facteurs qui rendent impossible la reproduction, telles quelles, des approches décrites. L’art de la relation d’aide ne souffre d’aucun modèle rigide et automatique. Le travail prescrit à travers les protocoles, les guides de bonne pratique ou les attentes normatives paralyserait l’action, s’il devait être suivi à la lettre. Il faut, à tous moments, inventer, innover et composer. S’il ne devait rester que cette conclusion au moment de fermer ce livre, mon ambition de transmission des valeurs que je défends serait atteinte !

 

MFDS : Comme vous, le lecteur s’attache à ces jeunes qui ont tous des vies cabossées. On aimerait savoir ce qu’ils sont finalement devenus.

 

JT : Je l’avoue : moi aussi. Le hasard m’en a fait croiser quelques-uns et garder le contact avec d’autres. Mais, je me suis toujours interdit de tenter de les retrouver. Parce que celles et ceux que j’ai accompagnés ont un inaliénable droit à l’oubli, droit de tourner la page de cet épisode plus ou moins compliqué que nous avons vécu ensemble. Ils n’ont pas forcément expliqué à leur entourage ce qu’ils avaient vécu, alors. Me voir resurgir dans leur existence pourrait potentiellement les mettre dans l’embarras. Donc, je reste avec ma frustration. Mais, quel plaisir quand je les rencontre, par hasard.

 

MFDS : À vous lire, on a le sentiment que vous êtes resté optimiste, combattif et tenace jusqu’au bout …

 

JT : Pourtant, tel ne fut pas le cas. L’usure et l’épuisement m’ont progressivement envahi en raison de la dégradation des conditions de travail liée à un manque cruel de perspectives pour les enfants que je devais accompagner. L’enthousiasme si longtemps cultivé fut rogné par les doutes. Des accros apparurent dans ma croyance inconditionnelle en la capacité de mon service à assurer son rôle. Le retour en arrière que propose cet écrit participe d’une tentative de réappropriation de la richesse de tant d’épisodes vécus. Mais aussi sans doute du deuil d’une vie passionnée et passionnante.

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