Gérard Pommier et Jean-Claude Aguerre


 

Septembre 2004.


Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : On ne présente plus Gérard Pommier, psychanalyste parisien, aujourd’hui professeur à l’université de Nantes… Pourtant, en 1996, quand il me téléphona, je dois avouer qu’à ma grande honte je ne le connaissais pas, contrairement à sa maison d’éditions que j’avais bien évidemment repérée. Sa rencontre fut déterminante pour les éditions érès.
 

Il me proposait un policier psychanalytique qu’il venait d’achever. J’étais hésitante car, aux romans, nous n’y connaissions rien, mais celui-là était psychanalytique… Alors pourquoi ne pas tenter puisque les éditeurs de polars le trouvaient trop intello ? Je le rencontrai donc au Salon du livre en mars 1996, alors que nous disposions d’un petit stand du côté du Salon des revues, et acceptai Ceci n’est pas un pape. Quelque temps plus tard, il souhaita nous associer à la création d’une revue psychanalytique animée par lui-même, Christiane Lacôte et Charles Melman, en liaison avec des psychanalystes américains et sud-américains. Son projet était de rendre compte véritablement de la clinique lacanienne ; ce sera d’ailleurs le titre retenu pour la revue et pour son premier numéro paru en octobre 1996.


Alors que nous travaillions à la mise en œuvre de cette nouvelle revue, il me demanda si érès s’intéresserait à la maison d’éditions Point hors ligne qu’il avait créée dans les années 1980 et qui avait connu de beaux succès de librairie (certains titres étant passés en livre de poche). Il se disait fatigué par cette activité où il s’était fait autant d’amis que d’ennemis ! Il souhaitait se dessaisir des stocks mais poursuivre la diffusion des titres parus, qui était jusqu’à présent effectuée par l’intermédiaire de Distique. C’était juste avant le dépôt de bilan de cette société de distribution qui coûta la vie à nombre de petits éditeurs ! Après réflexion et consultation de notre diffuseur, nous acceptâmes sa proposition. Avec Point hors ligne qui prolongeait sa vie en devenant une de ses collections, érès affirmait sa place dans ce domaine éditorial. Les représentants parisiens de Diffédit se montrèrent enthousiastes car grâce aux titres déjà parus, ils étaient reçus dans des librairies plus littéraires qui jusque-là ne s’intéressaient pas à la production d’érès. Gérard Pommier choisit lui-même Jean-Claude Aguerre comme directeur de la collection Point hors ligne. Les deux premiers titres publiés sous la marque érès tinrent leurs promesses Les noms du père chez Jacques Lacan d’Erik Porge, avec qui nous renouions, et Un monde sans limite de Jean-Pierre Lebrun, accroissant ainsi rapidement la notoriété de notre maison d’éditions.

Ce rapide historique (1) situe les débuts de notre collaboration. Peut-être pourrait-on remonter un peu le temps pour vous demander, Gérard Pommier, dans quelles circonstances vous avez décidé de créer votre propre maison d’éditions ? Dans quels objectifs ? Vous souvenez-vous de votre premier titre ?

Gérard Pommier : PHL commence son activité au moment de la dissolution de l’École freudienne de Paris. À cette époque, peu de grandes maisons d’éditions publiaient de jeunes auteurs en psychanalyse et encore moins les lacaniens, et les rares qui s’y autorisaient étaient verrouillées par les directeurs de collection de l’establishment. Dans ces très difficiles conditions, il était presque impossible de publier sans faire partie d’un appareil et sans avoir montré un certain degré de conformisme. C’est pourquoi avec deux autres complices, Catherine Millot et Jean Guir, nous décidâmes de créer une structure d’édition destinée à accueillir ceux qui cherchaient à innover. Les trois premiers titres, dont La logique de la psychanalyse, connurent aussitôt un grand succès (toutes proportions gardées) et nous fûmes tous trois persuadés que la gloire allait couronner cette audacieuse entreprise… de sorte que six mois plus tard, nous étions ruinés ! Nous avions en effet calculé que la fabrication d’un livre coûtait 10 francs et que sa vente tournait autour de 100 francs (prix de l’époque) : il était clair que l’audace intellectuelle allait enfin payer. Catherine Millot s’acheta un manteau de lynx (splendide), Jean Guir organisa des fêtes dont il avait le secret, et moi-même acquis une voiture de sport. Quoi qu’il en soit, nous nous étions bien amusés et ce climat euphorique nous permit d’écrire d’autres livres, si bien que d’autres auteurs nous rejoignirent. Les publications reprirent sur un rythme plus raisonnable, jusqu’à atteindre une cinquantaine de titres. A ce moment, l’activité de PHL fut transférée chez érès. En fait, nous avions édité au même rythme que les grandes maisons d’éditions toujours aussi avares de publications nouvelles.

MFDS : Vous avez ainsi publié des titres qui ont fait date dans le champ psychanalytique…

GP : Je tiens à souligner que c’est surtout le style de notre aventure qui a fait date. Il montrait que la psychanalyse n’était pas close avec Jacques Lacan. Au contraire, ce dernier était pour nous source d’innovation. Chacun à leur manière, les livres de cette collection ont apporté quelque chose de nouveau, essentiellement parce que leurs auteurs écrivaient en position de découvreurs.
 

MFDS : Comment avez-vous connu les éditions érès ? Qu’est-ce qui vous a poussé à nous faire confiance ?

GP : Dans le champ éditorial, il était clair pour moi que depuis longtemps les grandes éditions ne voulaient publier que des valeurs sûres, qu’elles ne prenaient jamais aucun risque. Ce n’était pas le cas des éditions érès qui, non seulement éditaient des inconnus, mais faisaient de gros efforts de promotion. Politique qu’elles poursuivent aujourd’hui encore, ce que je trouve aussi risqué que méritoire.
 

MFDS : Vous souhaitiez que Point hors ligne continue sa vie sous une autre forme et sans vous. Vous avez préféré confier la direction de la collection à Jean-Claude Aguerre qui avait eu une expérience éditoriale au sein d’EPEL. Comment envisagiez-vous la collaboration avec lui ?

GP : A vrai dire, je n’avais aucun plan précis sinon ma confiance dans une relation amicale et dans des capacités éditoriales qui avaient fait leurs preuves.
 

MFDS : Jean-Claude, quand Gérard Pommier a pris contact avec toi pour te proposer de t’occuper de la collection Point hors ligne, quelle a été ta réaction ? Connaissais-tu érès ?

Jean-Claude Aguerre : Bien sûr je connaissais érès ! Érès est une maison d’édition incontournable pour n’importe quel psychanalyste. De plus, j’ai travaillé plusieurs années pour les éditions EPEL dont les premiers ouvrages furent d’abord édités par érès avant que l’école lacanienne de psychanalyse ne décide de fonder sa propre société d’éditions.
 

MFDS : Comment définis-tu le projet de la collection Point hors ligne, à la fois en lien avec son passé et surtout en rapport avec l’avenir ?

JCA : Gérard a bien précisé le côté découvreur, aventurier, qu’il a voulu donner à PHL ; il est bien évident que je conserve cette direction. Chaque ouvrage de la collection se doit d’apporter quelque chose à la psychanalyse, que ce soit une idée nouvelle ou une nouvelle lecture d’un texte classique lui donnant un éclairage original.
 

MFDS : En revisitant presque huit années de collaboration, quel bilan tires-tu de cette expérience éditoriale ? Parmi les titres parus, plusieurs ont dépassé le cap des 2500 exemplaires vendus, ce qui, dans un climat peu favorable aux sciences humaines, constitue des succès…

JCA : La collection au sein d’érès a profité de la réputation qu’elle s’était faite avec les premiers titres, et un certain nombre d’auteurs étaient connus dans le monde analytique. J’ai été très satisfait des deux livres d’Erik Porge (Les noms du père chez Jacques Lacan, 1996 ; Jacques Lacan, un psychanalyste, 2000, et de celui de Philippe Julien, Psychose, perversion, névrose, 2000). Dans le cadre des manifestations autour des vingt ans d’érès, j’ai organisé un débat avec ces auteurs au café Les deux magots sur le thème : « Comment dire la psychanalyse ? » En effet, ces ouvrages, chacun dans leur style, répondent à cette question et donnent une lecture des travaux de Lacan très novatrice, complètement débarrassée de la langue de bois qui plombe de nombreuses publications sur Freud et Lacan. Ils sont extrêmement précieux pour les jeunes analystes en formation qui n’ont pas connu Lacan de son vivant. Les deux livres de Jean-Pierre Lebrun (Un monde sans limite, 1997, Les désarrois nouveaux du sujet, 2001) sont également essentiels ; Un monde sans limite, c’est le texte de base sur la place du père dans notre société, question qui est devenue polémique avec le dernier ouvrage d’Aldo Naouri.
Je tiens à préciser que ces livres se vendent bien certes, mais au regard des scores habituels réalisés par les publications sérieuses. Je ne décolère toujours pas de voir les ouvrages de vulgarisation – qui dénaturent complètement la psychanalyse, qui la rendent totalement incompréhensible – se vendre à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires !

 

MFDS : Dans la collection, il y a aussi des textes qui nous semblaient prometteurs par l’originalité de leur approche et qui n’ont pas encore trouvé toute leur place.

JCA : Bien sûr, à publier des auteurs inconnus, on peut craindre des succès mitigés, c’est le risque qu’érès accepte pour la collection. Ma plus grande déception fut Construction schizophrène, construction cartésienne (1998) de Patricia Janody. Son idée de rapprocher le discours du psychotique de la philosophie de Descartes était particulièrement intéressante, elle donnait un éclairage absolument nouveau à la psychose. Mais Patricia n’avait encore rien publié, elle n’avait pas de réseau, ses ventes restèrent faibles. On peut espérer une progression des ouvrages de Georges Zimra, qui sont particulièrement bien documentés, précis, et donc un peu arides… La passion d’être deux (1998) et Freud, les juifs, les Allemands (2002), le second s’étant d’ailleurs mieux vendu que le premier. Il faut développer une communication vers les lecteurs les plus concernés. L’ouvrage de Daniel Roquefort, L’envers d’une illusion, Freud et la religion revisitée (2002), est peu habituel dans nos milieux, la théologie n’y a pas trouvé la place qu’elle mérite. Il est cependant important de persister, les livres de PHL ne sont pas en accroche avec l’actualité, on n’a donc pas à craindre qu’ils se démodent et à tout moment on peut essayer de relancer un ouvrage.
 

MFDS : D’autant que – nous avons pu le constater – certains titres qui n’ont pas connu un début fulgurant poursuivent leur chemin et finissent par s’imposer comme des références.

JCA : C’est le cas du livre de Solal Rabinovitch, Les voix (1999), qui est en effet en passe de devenir incontournable.
 

MFDS : En 2003, tu as ouvert la collection à deux auteurs : Hector Yankélévitch et Marc-Léopold Lévy, qui, bien que psychanalystes expérimentés et reconnus, n’avaient pas encore publié d’ouvrages.

JCA : Je connais Marc-Léopold Lévy depuis 1964 (si, si… et on est prié de ne faire aucun calcul !). Je sais qu’il tient séminaire depuis des décennies, et il me semblait que c’était pratiquement un devoir de faire connaître sa pensée. Hector Yankélévitch a également une longue carrière, il fait partie des cliniciens dont on se doit de connaître l’expérience.
 

MFDS : En 2004, nous avons publié le dernier ouvrage collectif de Point hors ligne, La ménopause, regards croisés entre gynécologues et psychanalystes, car je crois que désormais tu souhaites réserver la collection à des travaux d’auteurs. Mais celui-ci constituait une gageure : rassembler des médecins et des psychanalystes sur un sujet touchant à la féminité !

JCA : La vocation de PHL n’était certes pas de diffuser des colloques, cependant une sorte de tradition s’était établie avec les rencontres de la Fondation européenne pour la psychanalyse. Je pense finalement qu’il est mieux de laisser les actes de colloques aux différentes revues. Mais les journées organisées par Pascale Bélot-Fourcade et Diane Winaver, qui ont donné naissance à ce livre, traitaient d’un sujet tabou : la ménopause ! Beaucoup disaient que ce seul terme, figurant en couverture, condamnerait le livre à une mévente totale. Or l’ouvrage réunit des textes de psychanalystes et de gynécologues dans une synthèse particulièrement intéressante. Dans un domaine où la bibliographie est quasi inexistante, il n’est pas impossible que cet ouvrage devienne lui aussi une référence.

MFDS : Au mois de mai, nous avons eu le plaisir d’accueillir un ouvrage du « père fondateur » de la collection ! Gérard Pommier, pouvez-vous nous parler de Qu’est-ce que le réel ? Comme vous le dites dans la page IV de couverture, la notion de réel, souvent employée pour expliquer l’impossibilité d’expliquer, aurait-elle servi de refuge à un obscurantisme rampant ?

GP : J’ai écrit ce livre assez rapidement, mais il est le fruit de dix années de travail, de colloques, et surtout de polémiques. Comme vous le rappelez, le réel est utilisé comme un véritable fourre-tout chez certains lacaniens qui, à force de se croire à l’avant-garde, se retrouvent largement dépassés. Pour ne pas parler de ceux qui répètent hors contexte certaines formules de Lacan. Après tout, il n’est pas déshonorant de se retrouver à l’arrière-garde lorsque c’est en compagnie de Platon ou de Descartes, car tous deux avaient à peu près la même conception du réel que les lacaniens en question. Cependant, leurs points de vue devenaient franchement insupportables à partir du moment où ces conceptions éculées du réel servaient en réalité à enterrer Freud avec Lacan. En fait, leur réel n’est qu’un cache-sexe. J’espère toutefois, en dépit de ces prémisses, avoir réussi à montrer en quoi le réel de la psychanalyse concerne le traumatisme sexuel, tel que Freud l’a découvert et tel que Lacan en a proposé une logique.
 

JCA : Cela faisait longtemps que je souhaitais que Gérard publie dans PHL. J’ai organisé, en même temps que pour Porge et Julien, une rencontre aux Deux magots avec Gérard à propos de son ouvrage Les anges de la postmodernité, alors que ce n’était pas un livre d’érès. Cependant Gérard fait partie de ceux qui trouvent les mots pour dire la psychanalyse.
 

MFDS : A l’automne, dans une perspective différente, le réel se retrouve sur le devant de la scène avec l’ouvrage de Danièle Eleb, Inconscient et destin, qui explore, en partant de la philosophie d’Aristote, la problématique lacanienne du hasard et du réel…

JCA : Danièle Eleb est philosophe, son abord de la question du réel est fondamentale en ce sens qu’elle retourne aux bases premières
(à brûle-pourpoint, qui a lu la Physique d’Aristote ?). Si Freud affichait une « préciosité » à l’égard de la philosophie, avec Lacan elle devient incontournable. Lacan cite les philosophes dans l’évidence du fait que nous avons baigné dans leur enseignement, on est fondé de douter que ce soit toujours le cas aujourd’hui. L’outil philosophique dans l’abord de la psychanalyse est une chose que j’aimerais développer avec PHL.

 

MFDS : Pour finir cet entretien, vous pourriez dire un mot de la revue La clinique lacanienne qui, malgré son apériodicité, a de nombreux lecteurs.

GP : La clinique lacanienne s’est d’abord voulue internationale, publiée simultanément à Paris, New York, Buenos-Aires et Rio. A son apériodicité française a répondu une apériodicité internationale. Cependant, elle a tissé un réseau de relations de travail tout à fait important. En réalité, ce vaste projet était au service de la même ambition que celle qui avait assisté à la naissance de PHL, c’est-à-dire la psychanalyse en mouvement, la psychanalyse travaillée par les questions essentielles. Ce sont tout au moins les qualités que cherche à mettre en valeur cette revue. Elle a en quelque sorte les défauts de ses qualités, elle ne dispose pas d’un appareil bureaucratique et elle n’en veut pas. De même, elle n’est pas suivie par une société psychanalytique particulière, un groupement de sociétés, ou une université.
 

JCA : Gérard m’a demandé d’aider au développement de cette revue. Nous recevons de nombreux travaux collectifs, dont certains sont excellents, comme celui qui paraîtra à l’automne : D’une femme à l’autre… et à quelques autres. La clinique lacanienne pourrait, sans pour autant devenir un support d’actes de colloques, leur servir de vecteur et ainsi mieux réguler sa périodicité. n
 

1- Extrait de Erès, 20 ans de sciences humaines, 2001

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