Michel Joli


  

   

Janvier 2021. 

Michel Joli, votre itinéraire professionnel vous a conduit de la médecine militaire à des engagements politiques, huma­nitaires et associatifs riches et variés, avant de vous établir en Ariège. Vous êtes venu en voisin nous proposer de publier votre manuscrit sur La frater­nité globale qui apporte une réflexion originale sur notre destinée d’humain. Alors que la situation sanitaire, économique et sociale plombe notre moral et semble obturer notre avenir, vous nous donnez un espoir en déplaçant notre regard et en traçant des perspectives pour changer le monde. Avant de nous présenter votre livre, pouvez-vous nous parler des choix professionnels qui sont assez cohérents avec le contenu de cet ouvrage ?

 

Michel Joli : Ma carrière militaire a été brève et très originale. Après avoir été médecin dans l’armée de l’air, j’ai eu la chance d’être affecté comme jeune colonel à l’École de guerre. À l’issue de ces deux années de for­mation, j’ai été nommé en 1981 au cabinet du ministre de la Défense. On ne fréquente pas impunément les coulisses du pouvoir sans prendre goût aux drogues dures de l’autorité. Après ce régime, j’ai décidé de me sevrer en rejoignant Haroun Tazieff, une force de la nature, volcanologue réputé, alors secrétaire d’État à la prévention des risques majeurs. J’en fus le directeur de cabinet, avec pour objectif de donner vie à une politique de protection globale de la population, dans l’indifférence générale et, il faut bien le dire, sans résultat durable. Mais une nouvelle discipline socio­logique était née grâce à l’intrusion d’un volcanologue provocateur dans le pré carré des universitaires des sciences de la Terre. 

C’est à cette époque que j’ai fait la connaissance de Danielle Mitterrand et parti­cipé à la création de sa Fondation « France libertés » en 1986. Il me fallut alors oublier l’armée et virer de bord. Mon statut de très jeune retraité m’a conduit dans divers et nombreux engagements dans l’humanitaire d’urgence et la coopération internationale. J’ai poursuivi cette voie qui m’a amené à la création de l’institut Bioforce, à la direction de l’Association française des volontaires du progrès, aux opérations de la Croix rouge française, à la Fondation France libertés et la fédération Léo Lagrange. À ce double titre, je fus plusieurs fois missionné par le ministère des Affaires étrangères et les Nations unies. J’ai également été, le temps d’un mandat, maire de mon village, le Mas d’Azil en Ariège. Cette carrière sinueuse m’a permis d’acquérir un certain nombre de convictions au contact de populations variées : en Afrique subsaharienne et au Moyen et Proche Orient, notamment en Palestine, en Irak et au Kurdistan. Une longue carrière qui m’a donné l’occasion de m’inter­roger sur le sens de la fraternité. J’ai souvent entendu son nom mais je l’ai rarement vu pratiquée dans sa dimension humaniste. J’étais arrivé au point de ne plus croire à cette valeur faussement universelle. Seulement à l’existence d’une multitude de fraternités communautaires et souvent opportunistes qui contribuaient à la fragmentation de notre espèce bien plus qu’à sa cohésion et à son indivisibilité. 

Fraternité, rien n’est plus transparent que le mot, ni plus obscur que la chose. Je me disais que cette universalité devait bien avoir une cause… Son obscurité aussi !

 

MFDS : Comment définiriez-vous en quelques mots la fraternité globale ? En quoi est-elle le premier bien commun de l’humanité ?

MJ : Ce livre a la prétention de faire une réponse originale à cette question par la reconnaissance de la Fraternité comme bien commun de l’humanité. Commençons par une affirmation indispensable (dont je suis prêt à reconnaître la fragilité, je le dis dans mon ouvrage) : la fraternité n’est pas une invention opportuniste de l’homme. Ce n’est pas une idéologie, encore moins une religion. La fraternité est un instinct social essentiel qui a conduit à la civilisation par un mécanisme darwinien de sélection qui, curieusement, a privilégié la protection des faibles par la communauté. Cette protection des faibles est devenue un avantage évolutif sans lequel nous ne serions pas ici aujourd’hui. Ce n’est pas banal au sein une évolution du vivant dont le mécanisme privilégie la domination du plus apte ! Sélectionnée selon un processus naturel, scientifiquement confirmé, au même titre que tous les instincts sociaux, la fraternité appartient à l’appareil­lage naturel du vivant lui confèrant un universalisme que l’homme ne peut contester. 

Aujourd’hui le progrès est animé par une croissance sans but. Il est devenu hypertélique au sens que Patrick Tort donne à ce mot dans son dernier ouvrage sur L’intelligence des limites. Sans adversité régulatrice ni limites, il tourne comme le moulin à sel du conte chinois dont le maître avait oublié la formule magique. Il n’y a pas non plus de formule magique pour ralentir la civilisation producti­viste qui ne trouvera de limite qu’avec l’épuisement des ressources et la dérégulation du vivant. Les comportements fraternels et solidaires ne sont plus un obstacle au déploiement de cette hypertélie qui les a broyés ou retournés à son profit. C’est pourquoi la reconnaissance d’une fraternité globale protectrice de toutes les faiblesses est désormais à l’ordre du jour.

MFDS : À l’heure de #metoo, nous aurions pu parler de sororité, comme le dit Pascal Roggero dans sa préface puisque les sœurs sont plus nombreuses.

MJ : Le professeur Roggero a raison mais je pense que son observation relève davantage de la taquinerie que de la critique. J’ai cependant profité de mon avant-propos pour le remercier « fraternellement » pour sa question sur la sororité. Il a rationnellement raison : les sœurs sont plus nombreuses que les frères. Il a aussi raison puisque, histori­quement, les femmes ont la même part que les hommes dans l’élaboration de nos civili­sations humaines. Elles sont pour beaucoup dans l’émergence de l’affectivité et… de la fraternité. Seulement voilà, la logistique sémantique n’a pas suivi ! Et sororité ne règle pas le problème. Il faudra de toute façon continuer à nous inter-appeler frère et/ou sœur tant qu’il n’y aura pas un mot commun qui surgira dans notre vocabulaire pour parler des deux. En attendant, nous ne pouvons que démasculiniser le masculin et nous entendre sur le sens d’un mot plutôt que sur le mot lui-même. J’en donne un autre exemple là où je parle du séparatisme…

 

MFDS : D’ailleurs, dans la devise répu­blicaine, le terme de fraternité est souvent éclipsé par les deux autres « liberté et égalité » ?

MJ : Il n’est pas inutile ici de rappeler que la devise de la République s’est construite en trois temps. Elle apparaît dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui proclame la liberté et l’égalité. Un an plus tard, à l’occasion de la fête de la Fédération du 14 juillet 1790, les fédérés lui apportent son indispensable complément, « fraternité », brodé sur leurs drapeaux et bannières. Finalement, c’est la Commune de Paris qui adoptera pour la première fois ces trois valeurs indissolublement liées. Les fédérés avaient compris en effet que la fraternité était indispensable à l’équilibre de la devise, afin de ne pas laisser face à face la liberté et l’égalité. Ces principes, évidemment nécessaires au déploiement des droits de l’Homme et du citoyen et exaltant leur épanouissement, ont cependant un fort potentiel de domination, l’une par le profit, l’autre par l’uniformisation. Ils ne sont jamais à l’abri d’une contribution éventuelle à la séduction des tyrans.

Pour la liberté, c’est l’élimination des moins aptes, le retour à un sélectionnisme impi­toyable et à la concentration progressive du pouvoir entre les mains d’une classe dominante. 

Pour l’égalité, c’est le risque qu’elle se confonde avec une assimilation des êtres et des esprits qui stérilise l’identité individuelle et la diversité des cultures. Or, nous n’existons socialement que dans la mesure où chacun se distingue des autres. C’est la raison pour laquelle il faut respecter les différences qui font la beauté du paysage humain.

Soulignons cependant une différence majeure avec la fraternité : La liberté et l’égalité sont des conquêtes permanentes contre des ennemis dominateurs. Le désir de conquête ne connaît pas de limite car il y a toujours quelque chose de plus à conquérir, tant pour la liberté que pour l’égalité. Or, des conquêtes sans limites sont des hypertélies qui peuvent nous entraîner aux antipodes de nos intérêts. 

Il est de bon ton aujourd’hui d’ignorer la fraternité. Or il est important de reconstituer la triangulation révolutionnaire en donnant à la fraternité les moyens de s’exprimer aussi fort que ses compagnes, ne serait-ce que pour leur rappeler en permanence les limites humanistes à ne pas franchir.

 

MFDS : Dans cet essai revigorant, vous abordez de nombreux thèmes, la laïcité, l’esclavage, le sexisme, le séparatisme… qui mettent à mal cette fraternité globale, et vous dénoncez les multiples fraternités clivantes (religieuses, sectaires, communau­taristes…). Mais votre but n’est-il pas de montrer aux jeunes générations, et aux moins jeunes, qu’on peut agir pour développer une « culture de la fraternité » ?

MJ : Oui, bien sûr, mais la réponse n’est pas simple car il faut parler du rapport entre un instinct et une culture. L’un et l’autre guident nos comportements selon des règles différentes. L’instinct est avant tout une sauvegarde durable de notre identité d’espèce, la culture une adaptation permanente à notre environnement et l’élaboration permanente d’un mode relationnel de cohésion sociale. Il ne faut pas les confondre, au risque de s’aventurer dans des affirmations du style : la fraternité n’existe pas car les humains passent leur temps à s’entretuer ou à se haïr. C’est vrai, cependant ce n’est pas la fraternité qui est en cause ici, mais la « morale culturelle ». Autrement dit, c’est le mode d’emploi de la fraternité qui est gravement défaillant. Nous ne pouvons agir directement sur un instinct si la culture collective ne s’en mêle pas. Les exemples que je propose montrent que des droits humains nouveaux pourraient permettre à la fraternité de s’exprimer culturellement : le droit au temps, le droit à l’engagement, le droit d’usage, et le droit à la connaissance…

MFDS : D’ailleurs, le livre s’inscrit dans une nouvelle collection « À ceux qui veulent changer le monde » qui prolonge les travaux de la fondation Danielle Mitterrand qui doit fêter ses 35 ans en 2021 et les 10 ans de la disparition de sa fondatrice. Y a-t-il des projets en chantier ?

MJ : C’est en effet l’ambition de la Fondation Danielle Mitterrand de contribuer à changer des mentalités qui ont été conformées pour contribuer à l’hypertélie du temps. Il est indispensable de mettre un terme à une course sans but humaniste, sinon celui d’arriver le premier « quoiqu’il en coûte ». Pour cela il est indispensable de sortir des voies académiques et idéologiques et de mobiliser les désirs au même titre que les besoins. 

C’est pour la Fondation une façon de poursuivre une réflexion « intellectuelle » à laquelle Danielle avait participé pour faire émerger l’altermondialisme. Le chantier est le même, l’adversaire aussi. C’est la raison pour laquelle Gilbert Mitterrand, président de La fondation fait appel dans sa postface à « tous ceux qui veulent changer le monde ».

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