RETRAITE : Et si travailler plus longtemps n'expliquait pas tout ! - Regard sévère et poignant de Danièle Linhart


Danièle LINHART est sociologue, directrice de recherches émérite au CNRS, membre du laboratoire GTM-CRESPPA, UMR-CNRS-universités de Paris 8 et Paris 10.
Son POINT DE VUE sur le TRAVAIL, son évolution, sa place, ses limites
le 17 février 2023


Contre la promesse d’un épanouissement au travail, les révoltés de mai 68 vont vendre leur âme collective, une âme nourrie d’une identité commune, du sentiment d’un même destin et du rêve de le changer ensemble. Ils vont se laisser emporter dans un monde où la vie collective se videra au profit d’une mise en concurrence systématique ; où l’idéologie néo libérale imposera ses règles à travers une mise au défi de chacun dans ses dimensions les plus individualistes, ouvrant sur une personnalisation de la subordination.
À partir des années 80, le management s’évertuera à créer les conditions pour que les salariés, dans une sorte d’inconscience collective ou plutôt d’impuissance collective, acceptent d’ouvrir la boîte de Pandore dans laquelle ils s’abimeront. 

Progressivement, la recherche du salut passera par des stratégies de sauve-qui-peut individuelles, d’abandon aux sirènes de la modernisation managériale. Progressivement, les salariés deviendront des proies faciles livrées aux exigences d’un travail redéfini par un management soucieux d’adapter ses salariés aux nouvelles contraintes d’une économie de plus en plus libérale.  Le monde du travail salarié devient un milieu atomisé, où chacun est non seulement mis en concurrence avec les autres, mais aussi avec soi-même, car il faut sans cesse se dépasser.

La reconnaissance, suspendue au seul jugement de la hiérarchie en fonction de la conformité subjective de chaque salarié, est devenue la laisse qui relie chacun à son supérieur dans un lourd sentiment de solitude et de vulnérabilité. Et ce dans des situations où les principes de l’organisation du travail restent fondamentalement inspirés de la logique taylorienne et se fondent sur une définition fortement prescriptive des tâches, des fonctions et des missions. L’organisation du travail est pensée par des experts de grands cabinets internationaux, à distance du terrain et s’impose strictement aux salariés qui ne peuvent en rien peser sur les critères de qualité, productivité, rentabilité pas plus que sur les objectifs eux-mêmes.  

Le changement permanent favorise la diffusion d’une précarité subjective. Il s’agit de restructurations incessantes, de réorganisations systématiques des services, des métiers et missions, de changements accélérés de logiciels, de mobilités imposées, bref un flot constant de bouleversements qui ont toujours pour raison officielle d’adapter les entreprises à leur environnement mais qui malmènent les salariés. Car lorsque tout change, les salariés doivent en permanence s’adapter, découvrir les modalités nécessaires pour maîtriser leur activité. La précarisation subjective, ce n’est pas seulement la peur d’être conduit un jour à la faute professionnelle qui peut faire perdre son emploi, mais c’est aussi une mise en danger de soi, par une atteinte au sentiment de sa valeur, de sa légitimité. Elle contribue à élever le taux de souffrance au travail.

Si les mobilisations contre le report de l’âge de départ en retraite sont aussi massives, ce n’est pas parce que les Français seraient paresseux, comme certains tendent à le dire, mais parce l’idée de prolonger l’exercice d’un travail qui les maltraite, qui nie leur professionnalité et la qualité de leur engagement, leur est insupportable.

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