Nous accueillons un nouveau directeur de collection et dans le même temps un nouveau courant de pensée et de recherche : nous sommes donc heureux de présenter Jean-Louis Laville, sociologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la chaire « Relations de service » et codirecteur du LISE : Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNRS-CNAM, Paris). Il s’intéresse à l’analyse de nos sociétés du côté de l’économie. Bien évidemment, il ne s’agit pas pour lui de cautionner le système d’économie libérale dans lequel nous vivons – il n’aurait dans ce cas pas sollicité érès pour cela ! – mais d’en analyser les failles, les ruptures, les ouvertures et les niches qui s’y développent, les conséquences sociales, l’évolution des représentations liées au travail, les perspectives de changement, etc. C’est d’ailleurs cette idée qui a décidé du titre de la collection « Sociétés en changement». Jean-Louis Laville, pouvez-vous nous expliquer votre itinéraire, vos choix d’objets de recherche, vos engagements…? L’économie a pris une telle place dans la période contemporaine qu’il est devenu impossible d’envisager une démocratisation de la société sans démocratisation de l’économie. Or, pour de multiples raisons, cette perspective reste difficile à envisager parce qu’on a eu coutume de considérer que l’économie suivait un cours naturel, qui pouvait juste être amendé à la marge par des correctifs sociaux. C’est donc la crise de ce compromis entre économique et social symbolisé au XXe siècle par les social-démocraties européennes qui appelle un nouvel ensemble de réflexions, comme cela a été souligné par des auteurs comme Habermas. Il ne s’agit pas de se draper dans une pose postmoderne dans laquelle il n’y aurait plus qu’individus et tribus, mais au contraire de reprendre dans un nouveau contexte des interrogations récurrentes depuis l’avènement de la modernité démocratique. Autrement dit, se confronter à la question de l’invention d’une social-démocratie pour le XXIe siècle ou d’un nouveau rapport entre économie, social et environnement. Du point de vue de la recherche, je m’inscris dans un mouvement qui se renforce depuis deux décennies au niveau international, et qui oppose à l’économie orthodoxe une sociologie économique abordant l’économie comme une construction sociale et un processus institutionnalisé. Dans cette nouvelle sociologie économique, se retrouvent un certain nombre de thématiques qui avaient été à l’origine de la sociologie générale et qui s’étaient un peu perdues dans l’accumulation des sociologies spécialisées. Pouvez-vous nous expliquer le sens de votre démarche, qui nous a d’ailleurs convaincus de vous faire confiance, lorsque vous nous avez sollicités ? On connaît les restructurations dans le domaine de l’édition. La situation est très proche de celle que décrivait Schiffrin dans L’édition sans éditeur, d’un côté un petit nombre de maisons d’édition très concentrées qui ont besoin d’un seuil de rentabilité tel qu’il leur interdit toute prise de risque ; de l’autre côté |
Effectivement, j’ai toujours apprécié le travail d’édition de Vincent de Gaulejac. C’est vrai que la qualité des ouvrages publiés par érès dans la collection « Sociologie clinique » a sûrement été l’un des facteurs expliquant notre prise de contact. Je pense à certains ouvrages que j’ai particulièrement aimés en tant que lecteur comme ceux d’Eugène Enriquez, Claudine Haroche1 et celui de Florence Giust-Desprairies2. Il y a donc pour moi des résonances entre ce qui est fait dans « Sociologie clinique » et ce que je vais présenter dans « Sociétés en changement ». |
Les deux premiers ouvrages vont paraître en mars 2005. Le premier, La société flexible, fait le point sur les formes et les conséquences de la flexibilité du travail aujourd’hui. Il faut souligner combien cette élaboration collective permet, grâce à l’intégration des différentes parties, de trouver des angles inédits pour aborder la flexibilité. Il est rare d’avoir ainsi un dialogue aussi réussi entre les disciplines (philosophie, économie, gestion, sociologie). L’ensemble constitue une véritable somme des connaissances disponibles sur ce sujet.
Le second, Sociologie des services : entre marché et solidarité est un ouvrage personnel, plus court.Alors que l’on parle beaucoup de mondialisation, il s’intéresse aux changements induits par un autre phénomène, celui de la tertiarisation. La plupart des livres consacrés à ce sujet ne sont centrés que sur les services marchands. Cet ouvrage veut montrer que les changements entraînés par l’économie de services ne concernent pas que les activités de service. Il analyse ainsi la montée des relations de service dans les entreprises privées, mais aussi au sein du secteur public et des associations. Cette comparaison encore peu pratiquée fait apparaître la variété des configurations de service et débouche sur une réflexion transversale qui souligne l’importance de prendre en compte la dimension institutionnelle et pas seulement celle des organisations.
Le troisième ouvrage, Action publique et économie solidaire, est une réalisation étonnante. Cette publication résulte d’une coopération entre des acteurs de la société civile, des responsables politiques et des chercheurs, entre le Brésil et la France ; il sera publié en mai 2005, « année du Brésil ». Dans ces deux pays, se sont développées dans les vingt dernières années des pratiques d’économie solidaire émanant de nouvelles formes d’organisations de la société civile. Le problème désormais posé est celui du lien à l’action publique ; cet ouvrage dresse un bilan des politiques publiques qui ont émergé dans ce domaine, aux niveaux local, régional et national. C’est aussi le pari d’un livre coécrit par des chercheurs et des responsables politiques à partir de leurs points de vue respectifs et dans un dialogue fondé sur l’exigence mutuelle. Je crois que les relations entre les divers correspondants des deux pays ont été d’autant plus riches qu’elles ont bénéficié de la longue durée. Pour la première fois, démocratie participative et nouvelles formes d’économie essaient de discuter ensemble puisque l’enjeu est bien le même : construire cet « autre monde » que le contenu des expériences étudiées laisse entrevoir. Le néolibéralisme n’est pas une fatalité et les échanges internationaux regroupés dans ce volume illustrent combien l’action concrète a succédé à la résignation. En Europe comme en Amérique du Sud, même si le chemin est long et escarpé, « l’autre mondialisation » est en marche. Ce livre répond aussi à une demande de la part d’un certain nombre de collectivités locales (municipalités, régions…) qui sont en train de mettre sur pied des politiques en faveur de l’économie solidaire. Dans ce sens, ce bilan a pour objet de préparer les étapes suivantes.
A quel public vous adressez-vous en priorité ? Les lecteurs d’érès sont-ils susceptibles Le lectorat visé est évidemment universitaire, mais ces livres sont rédigés de telle façon
Y aura-t-il des débats publics autour des questions que vous explorez ? Dans la logique de ce que je viens d’indiquer, chacun des ouvrages fera l’objet de débats Pour les deux premiers ouvrages, deux colloques sont en préparation à l’automne 2005 à Louvain-La-Neuve, et début 2006 à Paris. Ils reviendront sur la possibilité d’une Europe sociale dans une société de « flexibilité » et de « services ».Y a-t-il encore une place pour un modèle social européen au XXIe siècle ? Action publique et économie solidaire donnera lieu à un colloque international qui se tiendra en juin prochain à Nantes sur ce thème avec la communauté urbaine et d’autres partenaires, ainsi que nos interlocuteurs brésiliens. Pour cette rencontre comme pour les autres, des informations seront données notamment sur le site des éditions érès.
1- Eugène Enriquez, Claudine Haroche, La face obscure des démocraties modernes, érès, 2003 |
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