Entretien avec Yuna Chiffoleau


par Audrey Minart
le 18 févr. 2019

“Les circuits courts offrent une opportunité pour changer de modèle.”

 

   Dans Les circuits courts alimentaires,
    Yuna Chiffoleau cherche à mieux faire connaître
   un mode de distribution
   en plein renouvellement
   depuis la fin des années 1990.

 

 

 

 

 

 

 

Comment définir un circuit court ?

Yuna Chiffoleau : Je m’appuie au départ sur la définition de l’État, issue d’un groupe de travail auquel j’ai participé : un seul intermédiaire maximum entre le producteur et le consommateur. Cependant, à partir de là, j’analyse la façon dont les acteurs de ces circuits la complètent, la contestent, ou font intervenir d’autres critères : en ajoutant la proximité géographique ou les modes de production, en particulier, ou bien en allant jusqu’à deux intermédiaires, souvent nécessaires dans le cas des produits transformés ou de la restauration collective. Même en s’en tenant à la définition officielle, on observe plus d’une vingtaine de circuits courts différents.

Comment expliquer le regain d’intérêt pour ce sujet depuis une vingtaine d’années ?

YC : Il avait surtout été étudié en lien avec les crises alimentaires de la fin des années 1990, et notamment la vache folle, avec l’idée que les consommateurs ont voulu se rassurer par des achats directs au producteur. Je l’analyse pour ma part comme un phénomène plus ancien. Certains agriculteurs, exclus de la modernisation de l’agriculture, ont en effet trouvé dans les circuits courts un moyen de survivre : ce que j’ai appelé dans le livre, en reprenant un terme de Michelle Dobré, une forme de « résistance ordinaire ». Les peurs alimentaires ont par contre donné à ces circuits une visibilité qu’ils n’avaient jamais eue auparavant.

N’est-ce pas un mode de distribution qui intéresse de plus en plus les consommateurs ?

YC : Oui, l’intérêt est croissant et de fait, comme je le montre dans le livre, la consommation en circuits courts se diffuse et se démocratise. Toutefois, les consommateurs manquent de temps, d’informations, sont déroutés face à des prix parfois très élevés. Ce livre est aussi là pour montrer comment, finalement, l’achat en circuits courts peut devenir simple, à la fois « malin » et « réfléchi », jusqu’à faire naître l’engagement chez des personnes peu ou pas sensibilisées à l’alimentation durable au départ.

Votre position, dans cette recherche, est originale. Est-il possible de revenir dessus ?

YC : J’ai commencé à travailler sur les circuits courts en 2005, via un animateur de développement rural, justement chez des agriculteurs en situation de grande pauvreté. À partir de là, en effet, j’ai combiné plusieurs rôles : celui de chercheur, bien sûr, à travers une recherche participative au long cours, ancrée dans les territoires et dans laquelle j’ai associé les acteurs la production de connaissances. J’ai aussi joué le rôle d’expert pour les politiques publiques mais aussi de médiateur, en animant un réseau national et des groupes de travail sur ce thème. L’originalité, toutefois, c’est surtout que j’ai créé un marché de plein vent avec un élu. Ce marché est devenu un « laboratoire de plein air », pour moi comme pour lui, et il m’a amenée plus largement à repenser les circuits courts dans une tension entre marché et innovation sociale.

Pourquoi avoir eu recours à la sociologie économique ? En quoi est-elle pertinente pour analyser les circuits courts ?

YC : La sociologie économique part du principe que l’économie n’est pas isolée du reste de la société, mais encastrée dans des structures sociales qui la façonnent et lui donnent du sens. Les circuits courts sont vite apparus comme une très belle illustration. Sauf que cela a donné selon moi des analyses souvent idéalisées, valorisant excessivement le lien entre producteur et consommateur. La sociologie économique donne au contraire les moyens de creuser l’hypothèse de l’encastrement, et de la questionner : comment l’économie est-elle encastrée dans le social et qu’est-ce que cela produit ? En particulier, en me plaçant dans la lignée des travaux d’Harrison White et de Mark Granovetter, j’ai approfondi le rôle des relations sociales dans la résurgence de ces circuits mais aussi dans leurs impacts.

Ne peuvent-ils donc pas renforcer, recréer, ou réactiver quelque chose du lien social ?

YC : Ce qui m’intéresse en effet, c’est au moins autant ce que les circuits courts peuvent apporter à l’agriculture et à l’alimentation, que ce qu’ils produisent sur un plan plus général, dans une société où les citoyens ne sont pas que des consommateurs et sont en recherche de lien social. On ne comprendrait pas l’intérêt croissant aujourd’hui pour les circuits courts si l’on ne se penchait pas aussi sur cette question du lien social. En allant ici dans le sens de Jean-Louis Laville, la sociologie économique permet là de voir quelles formes cette notion générale peut prendre à partir des circuits courts, dans la perspective d’une « autre économie » qui tiendrait aussi compte de la quête d’autonomie et de reconnaissance des individus.

Quels obstacles peuvent encore aujourd’hui entraver le développement des circuits courts ?

YC : Les obstacles réglementaires, tout d’abord. Alors que c’est au cœur de l’actualité, il reste notamment compliqué de fournir les cantines en produits locaux. La réglementation n’est pas adaptée, comme elle ne l’est pas non plus pour les abattoirs de proximité. Autre obstacle : les clichés. Beaucoup de consommateurs pensent que les circuits courts, ce n’est pas pour eux, mais pour les « bobos », pour une certaine élite. Alors que non, je le montre dans le livre, il y a plusieurs modèles de développement derrière ces circuits. On peut aussi regretter le déficit de formations adaptées ou même de formations tout court, que ce soit pour les agriculteurs, les ingénieurs agronomes ou bien encore les bouchers. Sans parler de la recherche… Il y a un décalage entre le buzz médiatique et l’investissement dans la recherche en la matière. Nous avons du mal à intéresser les économistes, les nutritionnistes, les technologues… à l’heure même où ces circuits sont peut-être une des pistes les plus évidentes pour favoriser la transition agroécologique et alimentaire et plus largement, pour changer de modèle… Cela reste, pour beaucoup de chercheurs, un sujet marginal. La lecture de ce livre suscitera, je l’espère, de nouvelles vocations !

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