Entretien avec Marie Choquet et Christophe Moreau


par Audrey Minart
le 23 mai 2019

De la consommation d’alcool des 18-30 ans dans la société de « l’invention de soi »

   Dans Les jeunes face à l’alcool, ouvrage qu’ils ont co-dirigé, la psychologue et épidémiologiste
   Marie Choquet et le sociologue Christophe Moreau se penchent
   sur l’évolution de la consommation d’alcool
   chez les jeunes adultes, souvent en proie à l’incertitude sociale.
   Ils insistent par ailleurs sur l’importance de renforcer la recherche en alcoologie,
   chez les 18-30 ans mais pas seulement.

 

    Propos recueillis par Audrey Minart

 

 

 

S’il n’y avait qu’une idée à retenir de votre livre ne serait-ce pas celle que les jeunes ne boivent pas plus qu’avant, mais qu’ils le font différemment ?

Marie Choquet : Précisons peut-être avant tout que cet ouvrage concerne les jeunes adultes, qui ont finalement été assez peu étudiés par rapport aux adolescents. Notre objectif était donc de se pencher sur ce qu’il se passe après l’adolescence. Le fait est que le monde a beaucoup changé :  de nombreux jeunes entre 18 et 30 ans sont encore étudiants, leur entrée dans la vie adulte est souvent retardée, ce qui implique un changement dans leur mode de vie et donc de la consommation d’alcool.

Christophe Moreau : J’ajoute qu’en France, alors que la consommation d’alcool a diminué dans la population globale, cela n’a pas été le cas chez les jeunes adultes. Le problème est qu’on présente, à cet âge, une vulnérabilité particulière. Biologique, déjà, ce que montrent les études épidémiologiques contemporaines sur le cerveau et sa maturation, et particulièrement autour de 21-23 ans. Mais cette vulnérabilité est, chez les 18-30 ans, aussi sociale.

En effet, vous mettez notamment en avant l’idée d’une « grande incertitude ». Est-ce typique de la génération actuelle, ou a-t-elle toujours été présente à cet âge ?

Christophe Moreau : Non. Cette incertitude sociale découle d’une situation d’attente avant d’entrer dans des trajectoires socioprofessionnelles, qui a tendance à s’allonger.

Marie Choquet : En effet, si à l’adolescence il s’agit davantage d’une incertitude liée aux changements du corps, entre 18 et 30 ans l’incertitude est davantage sociale, et induite par un changement de société.

Vous évoquez en effet la « fin des rites de passage », avec un passage du « modèle de l’affiliation sociale » au « modèle de l’expérimentation ». Qu’entendez-vous par là ?

Christophe Moreau : Nous avons longtemps vécu dans un modèle de l’intégration, où le passage à la vie adulte se faisait à l’occasion de passages assez ritualisés et en compagnie des adultes : service militaire, mariage... Les jeunes marchaient ainsi dans les pas des adultes, et le devenaient eux-mêmes à 18-20 ans. Mais aujourd’hui, les travaux d’Olivier Galland nous montrent que pour effectuer ce passage, ce qui est important c’est de vivre des expériences matrimoniales, professionnelles, de voyages, pour, petit à petit, construire sa trajectoire. Il ne s’agit ainsi plus vraiment d’être agrégé à un statut par les adultes qui nous précèdent.

Marie Choquet : Et on remarque qu’alors que les jeunes actuels sont mieux formés, plus diplômés, ils rencontrent davantage de difficultés pour intégrer le monde des adultes. Le jeune doit alors faire sa place, et donc se montrer plus combattif qu’auparavant.

Christophe Moreau : Oui. Nous sommes passés du mimétisme à l’invention de soi.

Quelles conséquences en termes de consommation d’alcool ?

Christophe Moreau : Pour moi, il y en a trois. Dans les sociétés traditionnelles, le rôle de l’alcool est intégrateur. Il se consomme au sein d’un ensemble intergénérationnel. Mais aujourd’hui, les consommations ont davantage lieu à l’intérieur d’une génération, à l’écart des adultes, un peu cachée. Ainsi, au lieu d’apprendre à se maîtriser sous leur regard, les jeunes vont plutôt participer à des expériences de dépassement des limites. Autre conséquence de cette société de l’invention de soi : la souffrance psychique. Je ne dis pas qu’elle n’existait pas auparavant, il y avait alors d’autres formes de violences sociales et sexuelles, mais l’incertitude en génère sans doute davantage. Ce qui n’est pas sans lien avec l’alcool consommé comme anxiolytique… Autre constat encore : alors qu’autrefois, en prévention, nous travaillions plutôt sur l’image ou l’accessibilité du produit, aujourd’hui nous le faisons plutôt sur les compétences sociales des jeunes, afin de leur offrir les outils pour faire face aux réalités auxquelles ils sont confrontés.

Marie Choquet : Sans oublier que si la souffrance psychique est là à 18-30 ans, elle risque fort de durer car les expériences vont devenir des habitudes. Cet âge se caractérise également par une solitude potentiellement plus importante. En effet, si à l’adolescence il existe de nombreuses structures, comme l’école, qui entourent les jeunes, après 18 ans il y en a nettement moins. Parce qu’on estime qu’ils sont en âge de travailler, parce qu’ils ont des statuts diversifiés et sont plus éparpillés. Ils sont donc moins « visibles ».

Christophe Moreau : Il y a aussi un point aveugle en matière de prévention en santé dans la tranche d’âge 18-30 ans, contrairement à tout ce qui existe pour les adolescents.

Marie Choquet : Et lorsque l’on consulte les données de l’Irdes, on constate que les consommations les plus à risque ne se retrouvent pas nécessairement chez ceux qui rencontrent le plus de difficultés sociales. Il y a, ainsi, une souffrance possible chez les jeunes à haut potentiel culturel et scolaire, qui se retrouvent peut-être avec un stress beaucoup plus important. En effet, on exige d’eux qu’ils soient compétitifs et efficaces tout de suite. Je crois qu’on oublie qu’ils ne sont pas forcément préparés à cette pression extrêmement forte, d’autant plus problématique qu’après 18 ans, ils sont nettement moins accompagnés. En fait, ce qui différencie à cet âge les jeunes entre eux, ce sont les moyens financiers. C’est dans les pays les plus développés que la consommation d’alcool est la plus importante. Résultat : lorsqu’il y a cumul de forte pression à l’efficacité et de moyens financiers, le risque de consommer de l’alcool est nettement augmenté. Les jeunes plus défavorisés sont de leur côté enclins à exprimer autrement leur mal être.

Vous écrivez aussi, Christophe Moreau, que l’alcool et les autres produits psychoactifs sont souvent devenus « les seuls ingrédients de la fête ». Qu’est-ce que ça dit du sens de la fête chez les jeunes adultes ?

Christophe Moreau : On retrouve ici un glissement anthropologique qui n’est sans doute pas sans lien avec ce qu’on disait sur les rites d’initiation. Il semble que nous soyons passés d’une fête intégrative, avec une relation entre les générations et les classes sociales, d’une fête qui assemblait, à une fête plus ségrégative, avec un repli de la génération sur elle-même.

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