Anne-Lise Ulmann (par Audrey Minart)


par Anne-Lise ULMANN,
le 7 déc. 2017

« Ce qui empêche la créativité c’est la manière dont on fait des normes et prescriptions des absolus intouchables. »

  Co-auteure de « La créativité au travail » avec Gilles Amado, Jean-Philippe Bouilloud
  et Dominique Lhuilier, Anne-Lise Ulmann est maître de
conférences au CNAM.
  Pour elle, il est impératif de préserver une part de créativité dans tout travail,
  au risque sinon de le rendre délétère.

  Lien vers l'ouvrage

  Propos recueillis par Audrey Minart

 

 

 

Tout travail est-il forcément créatif ?

Je ne sais pas si tout travail l’est. Mais dans tout travail il y a une part de créativité. En effet, comme le travail n’est jamais entièrement prévisible et, de ce fait, ne peut être intégralement programmé, les professionnels sont obligés d’y mettre une part d’eux-mêmes, ne serait-ce pour parvenir à faire ce qui leur est demandé. Dans chaque situation à traiter, ils doivent ajuster les prescriptions, parfois questionner les normes, souvent arbitrer, faire des choix, hiérarchiser, ruser... entre de nombreux déterminants (les prescriptions, leurs valeurs, leurs situations...) qui contribuent à l’action qui convient. Cette manière de s’engager dans le travail et de le réaliser, implique une part de créativité dans la manière de faire. Si le travail ne permet plus cet engagement, s’il n’est qu’application simple de normes et prescriptions, etc., il devient invivable, parce qu’il tend à réduire le professionnel à une machine. Il faut donc préserver une part de créativité dans le travail, ce que certaines formes d’organisation rendent parfois de plus en plus difficile.

C’est-à-dire ? Quand le travail est trop contrôlé ?

Ce n’est pas tant une question de contrôle que de rapport aux règles et aux prescriptions. Si les marges d’action sont bridées au point d’empêcher, de barrer la part de soi engagée dans le travail, le travail peut devenir, comme le dit Yves Schwartz « intenable et invivable ». A l’inverse, si le professionnel trouve des marges d’action, il peut être source d’intérêts, d’apprentissages et aussi de plaisir.   

Que se passe-t-il exactement lorsqu’il n’y a pas assez de place pour la créativité ?

Lorsque les organisations sont contraignantes, les conséquences sont visibles sur la santé : les professionnels s’absentent, sont malades, ne tiennent plus. Le travail devient insupportable.

Qu’est-ce qui peut empêcher la créativité, outre les normes, règles et prescriptions ?

Attention, celles-ci ne sont pas là pour empêcher la créativité. S’il n’y en a pas, et que les professionnels sont sans repères, cela peut être tout aussi délétère. Ce qui empêche la créativité c’est plutôt la manière dont on fait des normes et prescriptions, non des repères ou des ressources pour l’action mais des modes d’imposition qui empêchent de penser sa propre action. C’est cela, de mon point de vue, qui empêche la créativité. L’impossibilité de penser et d’agir dans les situations où son action est requise.

Quelle différence entre créativité et innovation à l’heure où l’on demande de plus en plus aux salariés d’en faire preuve ?

L’innovation relève plutôt d’une démarche marketing. Il s’agit de produire des choses nouvelles. Mais on peut faire de l’innovation avec des modes d’organisation du travail parfois compliqués et difficiles à vivre pour les travailleurs. L’innovation est extérieure au sujet, elle s’impose à lui. Alors que la créativité, telle qu’on l’emploie, c’est aussi une forme intérieure, une manière dont le sujet se réalise, pense et s’engage dans le travail.

On parle aujourd’hui beaucoup de « travail », avec les ordonnances. Mais parle-ton vraiment de travail en réalité ?

Non. Il me semble que l’on parle d’emploi. C’est bien le problème parce qu’en ravalant le travail à l’emploi cela permet des comptages, des statistiques, des agencements rationnels qui s’élaborent sans qu’il soit nécessaire de s’intéresser aux personnes qui se confrontent au réel des situations. Or, le travail intègre une dimension subjective, soit la manière dont les personnes s’engagent et trouvent les ressources pour agir. Il prend donc en compte tout ce qui est mis en œuvre par les personnes et les collectifs, pour arriver à produire ce qui doit être fait en composant avec de nombreux déterminants. Cette mise à l’écart du rapport subjectif, liée à l’abstraction de la statistique, peut facilement conduire à une certaine déshumanisation du travail au sens où ceux qui s’y affrontent, disparaissent. Dans les débats autour de la loi « travail » et des ordonnances, on n’a pas, en réalité, parlé de travail, mais plutôt de l’emploi.

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